Question prioritaire de constitutionalité : article L. 222-1 du Code de justice administrative

Nous publions ci-dessous les principaux éléments de réflexion qui nous conduisent à contester la constitutionnalité de l’article L. 222-1 du CJA

Article L. 222-1 du code de justice administrative : « Les jugements des tribunaux administratifs et les arrêts des cours administratives d’appel sont rendus par des formations collégiales, sous réserve des exceptions tenant à l’objet du litige ou à la nature des questions à juger. »

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L’article L. 222-1 est apparu en tant que tel lors de la dernière codification, opérée sous l’empire de l’ordonnance n° 2000-387 du 4 mai 2000, laquelle avait habilité le gouvernement à élaborer un nouveau code, le code de justice administrative, en lieu et place du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

Cet article est contraire, au moins, à deux principes de valeur constitutionnelle :

- le principe du respect des droits de la défense ;
- le principe d’égalité des citoyens devant la loi.

Le principe du respect des droits de la défense a valeur constitutionnelle, comme l’a affirmé à plusieurs reprises le Conseil constitutionnel. D’abord en lui donnant le statut de principe fondamental reconnu par les lois de la République (voir par exemple : CC n° 72-75 L du 21 décembre 1972, rec p. 36 ; CC n° 77-83 DC du 20 juillet 1977, rec p. 39 ; CC n° 80-117 DC du 22 juillet 1980, rec p.42).

Puis en rattachant directement ce principe à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme par sa décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006.

Quant au principe d’égalité il est énoncé, sous différentes formes, par de très nombreux textes de valeur constitutionnelle, qu’il s’agisse de la Constitution de 1958, du préambule de 1946 ou de la déclaration de 1789.

Ce principe implique que les justiciables se trouvant dans des situations objectivement semblables bénéficient d’un égal accès à la justice et d’un traitement égal, tant pendant le déroulement qu’à l’issue de la procédure.

Le conseil constitutionnel fait d’ailleurs preuve d’une vigilance particulière lorsque qu’est en cause une atteinte au principe d’égalité devant la justice, faisant prévaloir une conception stricte de l’égalité, laquelle ne peut être assortie que de tempéraments de portée limitée (Conseil constitutionnel, 1981-127 DC des 19-20 janvier 1981, sécurité et liberté ; 2004-510 DC du 20 janvier 2005, loi relative aux compétences du tribunal d’instance, de la juridiction de proximité et du tribunal de grande instance ; 2005-520 DC du 22 juillet 2005 …).

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La constitutionnalité de cet article n’a cependant, à ce jour, jamais fait l’objet d’une appréciation du Conseil constitutionnel, que ce soit dans le dispositif ou les motifs de ses décisions.

Le Gouvernement avait été habilité par la loi n°99-1071 du 16 décembre 1999 à adopter par ordonnance la partie législative du code de justice administrative.

Cette loi précisait que « les dispositions codifiées sont celles en vigueur au moment de la publication des ordonnances sous la seule réserve des modifications qui seraient rendues nécessaires pour assurer le respect de la hiérarchie des normes et la cohérence rédactionnelle des textes ainsi rassemblés et harmoniser l’état du droit ».

Le contrôle de constitutionnalité d’une loi d’habilitation se heurtant de toute évidence à l’impossibilité de définir à l’avance le contenu de l’ordonnance, il était difficile pour le Conseil constitutionnel d’exercer un contrôle a priori très poussé sur une telle disposition (CC 99-421 DC du 16 décembre 1999).

Une fois l’ordonnance adoptée, le contrôle ultérieur par le Parlement et le Conseil constitutionnel semble être resté difficile.

Le Parlement a ratifié sans discussion le code de justice administrative par une disposition noyée dans une des nombreuses lois de simplification du droit (L.2003-591 du 2 juillet 2003 article 31).

Le Conseil constitutionnel n’a pas davantage été amené à apprécier la constitutionnalité de cet article dans sa décision portant sur cette loi (CC 2003-473 DC du 26 juin 2003,).

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Rappelons, à ce stade, que certains des principes les plus éminents appliqués par les juridictions administratives sont énumérés dans le livre préliminaire du code de justice administrative et déclinés dans d’autres articles du même code.

Il va de soi que tant ces principes que leurs diverses déclinaisons, aménagements et dérogations doivent se conformer aux dispositions de valeur constitutionnelle, au rang desquels figurent, comme il a été rappelé précédemment :

- le principe du respect des droits de la défense ;
- le principe d’égalité des citoyens devant la loi.

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On relèvera que sont inscrites, dans le livre préliminaire du code de justice administrative, aux articles L. 3, L. 5, L.6 et L7, des dispositions ayant trait aux formations de jugement et au caractère de la procédure :

- article L. 3 : « Les jugements sont rendus en formation collégiale, sauf s’il en est autrement disposé par la loi » ;
- article L. 5 : « L’instruction des affaires est contradictoire. Les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l’urgence » ;
- article L. 6 : « Les débats ont lieu en audience publique ».
- article L.7 : « Un membre de la juridiction, chargé des fonctions de rapporteur public, expose publiquement, et en toute indépendance, sur les questions que présentent à juger les requêtes et sur les solutions qu’elles appellent ».

Concernant le principe de collégialité on rappellera l’avis éclairé d’un président de la section du contentieux du Conseil d’Etat : « La solution du juge unique, qui peut paraître expédiente, est, en contentieux administratif, une solution détestable. Une délibération sérieuse, aboutissant à un jugement offrant des garanties d’indépendance et d’impartialité aux justiciables, implique nécessairement que plusieurs personnes soient consultées, discutent leurs points de vue respectifs et dégagent une majorité (cité par D. Chabanol dans son code de justice administrative commenté, 3ème édition, p.16).

Concernant le principe du contradictoire, qui irrigue toute la procédure contentieuse, qu’elle soit administrative ou judiciaire, on observera, à ce stade, qu’il découle directement du principe du respect des droits de la défense.

Le principe de publicité des audiences est un principe général du droit et « il n’appartient qu’au législateur d’en déterminer, d’en étendre ou d’en restreindre les limites » (Conseil d’Etat, Assemblée, 4 octobre 1974, Dame David, Lebon p. 464).

Quant à l’intervention du rapporteur public, il n’est pas exagéré de dire qu’elle constitue un élément constitutif de la juridiction administrative. On ne saurait donc permettre d’y déroger qu’avec la plus grande prudence.

Il est évident que si le législateur envisage d’instaurer une dérogation à ces quatre principes éminents, il ne saurait le faire à la légère et se doit alors, en tout état de cause, de respecter les normes constitutionnelles.

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Le Conseil constitutionnel a jugé que « si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l’existence d’une procédure juste et équitable » (DC n° 2004-510 du 20 janvier 2005, précitée).

L’affirmation est dénuée d’ambigüité :

- le législateur peut prévoir des règles différentes selon les faits, les situations et les personnes
- il lui appartient alors, et à nul autre que lui, de s’assurer que ces différences procèdent de distinctions objectivement fondées et que soient garantis aux justiciables placés dans une même situation des droits équivalents.

On doit donc retrouver explicitement dans la loi, expression de la volonté du législateur, les règles permettant de garantir que si des exceptions sont instaurées, elles ne pourront contrevenir aux principes énoncés par la Constitution.

Faute pour le législateur de procéder ainsi, la disposition législative sera frappée d’inconstitutionnalité.

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Dans le code de justice administrative, le seul article, de nature législative, qui permette de déroger effectivement aux principes sus-rappelés et énoncés dans le titre préliminaire du code de justice administrative est l’article L. 222-1.

C’est l’article L. 222-1 qui a rendu possible la fixation par le pouvoir réglementaire, à l’article R. 222-1, de la liste de nombreux cas dans lesquels les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d’appel sont autorisés à statuer par ordonnance.

C’est également l’article L. 222-1 qui sert de fondement légal à l’introduction dans le code de justice administrative, par l’article 21 du décret n° 2010-164 du 22 février 2010, d’un nouvel article R.222-34 permettant aux présidents de cour administrative d’appel de statuer par ordonnance en matière d’OQTF.

Or la procédure des ordonnances déroge à l’ensemble des principes énoncés dans le livre préliminaire du code de justice administrative.

Elle déroge ouvertement au principe de collégialité, dès lors qu’il est statué par le seul président du tribunal ou de la cour.

De plus elle ne prévoie l’organisation d’aucune procédure contradictoire ni aucune intervention du défendeur. Ce dernier n’est d’ailleurs, en l’état actuel des textes et de la procédure, même pas informé de l’existence de la requête ce qui constituerait, à tout le moins, l’un de ses droits les plus élémentaires, quand bien même, à son insu, le juge serait amené à lui donner raison par ordonnance.

Elle ne prévoit pas d’audience publique et, partant, l’intervention du rapporteur public n’y est pas possible.

Une telle entorse aux principes les plus éminents affirmés par le code de justice administrative ne saurait pourtant méconnaître ni le principe d’égalité devant la justice ni celui du respect des droits de la défense.

Il était dès lors essentiel que le législateur, en prévoyant la dérogation de l’article L. 222-1 du code de justice administrative, instaure des règles permettant d’encadrer et de limiter strictement le pouvoir réglementaire auquel revient la tâche d’édicter la liste des cas d’ouverture de la procédure dite des ordonnances.

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Le législateur a-t-il procédé ainsi ?

La réponse ne souffre aucune ambigüité : non !

Il suffit pour s’en convaincre de reprendre l’énoncé même de l’article L. 222-1 : « Les jugements des tribunaux administratifs et les arrêts des cours administratives d’appel sont rendus par des formations collégiales, sous réserve des exceptions tenant à l’objet du litige ou à la nature des questions à juger. »

Les seules règles fixées tiennent à ce que les exceptions prévues devront se rattacher soit à l’objet du litige soit à la nature des questions à juger.

Une telle formulation permet d’englober l’intégralité du contentieux administratif.

Tous les litiges enregistrés chaque année par les juridictions administratives ont, à l’évidence, un objet, et toute les questions posées aux juges peuvent être catégorisées selon leur nature.

Il est évident qu’en ne précisant pas, concernant le recours aux ordonnances, en quoi la nature des questions pouvait justifier une dérogation au principe, le législateur n’a pas satisfait aux exigences de constitutionnalité de la loi dégagées par le Conseil constitutionnel.

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Le contentieux formé contre les différentes extensions de la liste de l’article R.222-1 intervenue depuis l’instauration de l’article L. 222-1 démontre d’ailleurs l’insuffisance de la loi.

La dernière extension en date a été instituée par le décret nº 2006-1708 du 23 décembre 2006 élargissant, notamment, le champ d’application des ordonnances.

Ce décret a été attaqué au contentieux, par requête enregistrée sous les n° 302 040 et 302 137 et jugée par décision du 11 juillet 2007.

Dans cette décision le Conseil d’Etat a déduit de l’article L. 222-1 que : « il résulte de ces dispositions qu’il appartient au pouvoir réglementaire de déterminer les catégories de litiges susceptibles de faire l’objet d’une ordonnance ». Et a rejeté la requête. En effet c’est seulement si l’établissement de la liste, qui relève du pouvoir règlementaire, n’est pas conforme aux critères dégagés par le législateur, que le décret peut être frappé d’illégalité.

Or l’hypothèse d’une annulation contentieuse est rendue pratiquement impossible, comme en rend compte la formule utilisée dans l’arrêt du 11 juillet 2007, par l’absence de détermination de véritables critères dans l’article L. 222-1.

Si le pouvoir réglementaire décidait d’inclure l’ensemble du contentieux administratif dans la liste des requêtes relevant de la procédure des ordonnances, cette décision serait … parfaitement conforme à la loi, pourvu que cette inclusion totale soit opérée en identifiant différentes catégories au sein de l’ensemble dédié aux ordonnances !

En effet, dès lors que ces exceptions relèvent d’une nature – n’importe quelle nature peut faire l’affaire – la loi aura été respectée !

Tout contentieux sur la légalité d’une tel décret est donc voué à l’échec, en l’absence de possibilité pour le juge de contrôler la conformité de la loi à la Constitution.

A elle seule, cette situation démontre les insuffisances de l’article L. 222-1 du CJA et, partant, l’inconstitutionnalité de cette disposition.

Il est évident que dans une telle hypothèse, la loi aurait du, a minima préciser :

- en quoi, s’agissant des ordonnances, la nature des questions pourrait justifier une inscription sur la liste par le pouvoir réglementaire.

Faute de l’avoir fait, le législateur a entaché l’article L. 222-1 du CJA d’inconstitutionnalité.

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D’autre part, l’article L. 222-1 du CJA ne précise en rien quelle devra être l’attitude du juge face aux dossiers relevant, éventuellement, d’un traitement par ordonnance.

On rappellera ici, en sus de la jurisprudence déjà citée, que le Conseil constitutionnel avait jugé, dans une décision du 23 juillet 1975 (75-56 DSC, juge unique) que des affaires de même nature ne peuvent être jugées indifféremment en formation collégiale ou par un juge unique selon ce qu’en décide de façon discrétionnaire et sans recours le président de la juridiction saisie.

La simple lecture de l’article L. 222-1 montre que la loi ne prévoit en rien si l’attitude du magistrat doit tenir compte de la teneur du dossier ou s’il peut choisir l’option de l’ordonnance comme bon lui semble.

C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé le Conseil d’Etat dans son arrêt du 11 juillet 2007 (précité), en jugeant que l’article L. 222-1 du code de justice administrative donne au pouvoir réglementaire toute liberté pour « déterminer les catégories de litiges susceptibles de faire l’objet d’une ordonnance (…) ».

Dès lors, un texte législatif aux termes duquel le président d’une juridiction peut infifféremment prévoir qu’une requête sera traitée par ordonnance ou au contraire décider qu’elle sera traitée collégialement, est contraire aux principes dégagés par le Conseil constitutionnel.

Une fois encore, il convient de rappeler que si le pouvoir réglementaire décidait d’inclure l’ensemble du contentieux administratif dans la liste des requêtes relevant, sur choix du chef de juridiction, de la procédure des ordonnances, cette décision serait … parfaitement conforme à la loi !

Il était donc essentiel, en instaurant l’article L. 222-1 du code de justice administrative, que le législateur dégage un ou plusieurs critères permettant de préciser quelles requêtes peuvent relever de la procédure des ordonnances.

Dans une telle hypothèse, la loi aurait donc du, a minima préciser :

- en quoi l’état du dossier pourrait justifier la décision du président de recourir à une ordonnance.

Faute de l’avoir fait, le législateur a entaché l’article L. 222-1 du code de justice administrative d’inconstitutionnalité.

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Enfin, l’USMA rappelle que l’article L. 222-1 sert aussi de fondement aux dispositions réglementaires qui permettent aux juridictions de recourir au juge statuant seul, à l’issue d’une instruction contradictoire, d’une audience publique et après conclusions du rapporteur public, dérogeant par la même au principe de collégialité.

Ici le principe de l’égalité devant la justice doit être respecté.

Il ne l’est pas.

Les fondements de l’argumentation ci-dessus développée en matière d’ordonnance peuvent en effet être invoqués sur ce terrain également.

Pour s’en convaincre on peut citer, pour mémoire, le commentaire de Daniel Chabanol, conseiller d’Etat, dans son code de justice administrative commenté (3ème édition p. 173) sur la liste, fixée par le pouvoir réglementaire, des matières relevant du juge unique : « (…) On cherche vainement un fil directeur, si ce n’est la faible importance supposée des contentieux concernés. En tout cas on ne saurait acquiescer à l’opinion ( …) selon laquelle ces affaires ne posent pas de questions délicates … » .

On ne saurait mieux dire.

Ici encore, cette cacophonie, ce désordre, est permis par l’insuffisance de la rédaction de l’article L. 222-1.

Il est évident qu’en ne précisant pas en quoi l’objet du litige pouvait justifier une dérogation au principe, le législateur n’a pas satisfait aux exigences de constitutionnalité de la loi dégagées par le Conseil constitutionnel..