Le rôle souhaité du projet de juridiction
Le projet de juridiction tel qu’il est envisagé constitue un outil pour fédérer toute une communauté juridictionnelle autour de buts communs. Il vise à redonner du sens à nos missions et à la communauté de travail.
Sur le plan théorique, cet outil rejoint pleinement plusieurs préoccupations majeures de notre syndicat à un moment où le collectif juridictionnel se fragmente sous l’effet de l’augmentation de la charge de travail et d’une dématérialisation qui a déshumanisé les rapports et créée, dans de nombreuses juridictions, des divisions profondes entre le greffe et les magistrats.
Sur le plan pratique, il est seulement relevé que les juridictions administratives et judiciaires se dotent depuis quelques années de ce document afin de « définir une stratégie sur le moyen terme ». Il serait intéressant de savoir s’il est des exemples réussis dans lesquels cet outil a permis soit de définir une stratégie novatrice et pertinente, soit d’atteindre son but affiché de fédérer les équipes. Le cas échéant, il pourrait être utile de les étudier.
Le document tel qu’il se présente aujourd’hui
Pour le moment, ce document se résume bien souvent à un exercice de style, une simple déclaration d’intention, autour de trois thématiques :
– L’activité juridictionnelle par laquelle il faudra nécessairement maintenir l’équilibre entre les entrées et les sorties, réduire toujours les délais de traitement tout en veillant à la qualité des décisions rendues.
– La vie interne où l’on souhaitera pieusement améliorer les relations au sein de la juridiction.
– Le rayonnement de la juridiction, qui mobilise bien plus les chefs de juridiction que leurs équipes déjà surmenées.
Ce manque de substance traduit un désintérêt que peuvent expliquer plusieurs causes. Il est douteux que celles-ci se résument à la périodicité triennale ou au manque de dynamisme dans la mise en œuvre. Il pourrait être utile de tenter de les cerner. L’USMA en suggère deux.
Les deux obstacles majeurs à lever pour donner un contenu au projet de juridiction
La réflexion ici engagée se propose de donner vie à ces projets de juridiction en en revoyant la périodicité, le mode d’élaboration et de suivi confié à un comité du projet de juridiction ainsi que sa mise en œuvre confiée à des groupes de travail ou à un membre de la juridiction.
Il y a lieu de s’interroger au préalable sur les mécanismes supposés conduire à ce que la réflexion d’un groupe, fut-il représentatif et dynamique, fédère l’ensemble de la juridiction et retisse des liens entre ses membres. Le projet de juridiction est-il le bon outil ? Tous les types d’objectifs sont-ils propices à atteindre le résultat souhaité ?
A supposer même que des changements dans la procédure et la forme du document suffisent à ce que la communauté juridictionnelle s’approprie le projet et sa mise œuvre, deux difficultés majeures apparaissent.
Tout d’abord, les premières pistes de réflexion mentionnent à de nombreuses reprises que ce projet se fait « sous l’impulsion du président et du greffier en chef », qui doivent présider les réunions du comité du projet de juridiction, au moins lors des moments clés.
Le mode de gestion très vertical actuellement en place dans les juridictions gagnerait à être équilibré par des organes internes encore inexistants. Il paraît ici nécessaire de clarifier nettement le rôle du projet de juridiction et de son comité de suivi par rapport au pouvoir d’organisation du chef de juridiction et du greffier en chef. Le comité de suivi pourra-t-il arriver à la conclusion que l’ensemble des objectifs assignés par le gestionnaire n’est pas réalisable et qu’il faut en retenir certains en priorité ? Sans départir les présidents et greffiers en chef de leur fonction, le projet de juridiction demeurera un exercice de style s’il n’est pas que la formalisation, sous couvert d’un groupe de travail, des idées ou volontés de ceux-ci.
De façon plus fondamentale encore, il faut réfléchir à des solutions concrètes pour décharger les personnes acceptant de porter une telle réflexion. Les équipes peinent déjà, dans la plupart des juridictions, à accomplir leur charge de travail. Il est, en outre, souvent imposé aux magistrats de « rayonner ». La participation à des groupes de travail, très en vogue, se révèle lourde pour des résultats souvent dérisoires voire complètement négligés lorsque la conclusion ne va pas dans le sens d’un accroissement de productivité. Il faudra lever cet obstacle fondamental, par un véritable engagement du gestionnaire, sans quoi toutes les modalités d’organisation ne changeront rien à l’absence de contenu de ce document.
A ce titre, l’idée de tenir compte de la participation au projet de juridiction dans l’entretien professionnel n’est pas satisfaisante. Ces entretiens sont déjà en train de se transformer en une déraisonnable compétition aux engagements à publier sur le site intranet, à participer à des rencontres de droit public, des portes ouvertes, nuit du droit, à tenir de stands d’orientation, à développer la médiation, réaliser des formation internes, réfléchir dans des groupes de travail… Le projet de juridiction viendrait s’ajouter à une longue liste de tâches qui finalement détournent passablement les énergies du projet fondamental d’une juridiction, à savoir rendre des jugements.
S’il était possible de lever l’ensemble des interrogations et obstacles soulevés, l’USMA ne pourrait qu’adhérer à la réflexion en cours tendant à plus de concision du document et de réalisme dans ses objectifs.
Quelques précisions toutefois.
En premier lieu, nous pensons que l’outil devrait permettre d’identifier quelques enjeux stratégiques et fédérateurs propres à la juridiction.
Le projet de juridiction n’a pas pour finalité de reprendre les objectifs statistiques assignés à l’ensemble des juridictions. En revanche, certains enjeux locaux peuvent justifier des stratégies particulières et propres à la juridiction. Ce sont celles-ci que les projets de juridiction devront dégager, s’il y a lieu.
L’axe de réflexion propre à la vie juridictionnelle paraît plus propice à fédérer la communauté juridictionnelle dans une véritable dynamique commune. L’efficacité du projet de juridiction sur ce point mérite toutefois d’être démontrée par rapport à l’organisation d’événements communs ou la création d’une association.
En deuxième lieu et si le projet était susceptible d’atteindre son objectif de retour du collectif, nous pensons nécessaire qu’un comité de suivi effectue un bilan dynamique et régulier des stratégies dégagées, en mesurant l’état d’avancement du plan d’action et, si possible, l’efficacité des mesures mises en œuvre.
Ainsi, les juridictions seront incitées à ne dégager que quelques axes stratégiques structurants réalistes, plutôt qu’à se fixer des objectifs dépendants des moyens affectés à la juridiction.
En troisième lieu, nous pensons utile, sous réserve de disposer du temps nécessaire, de faire du projet de juridiction un outil en évolution constante, afin qu’il soit réajusté à échéance régulière, à chaque évènement susceptible d’avoir une incidence sur l’objectif fixé.
A titre d’exemple, on peut tout à fait imaginer qu’un changement de chef de juridiction, la perte de moyens humains et matériels, l’afflux nouveau de dossiers contentieux, la création d’un centre de rétention… puissent être autant d’occasions de réactualiser le projet de juridiction.
Il paraît tout à fait prudent de renseigner dans un tel document que la réalisation d’un objectif structurant a été abandonnée faute de moyens, ou compte tenu de l’imprévision que représente la création d’un centre de rétention qui bouleverse la structure des affaires confiées à la juridiction.
En quatrième lieu, nous nous interrogeons ouvertement sur la question de savoir si le projet de juridiction doit ou non être un outil obligatoirement mis en œuvre. Il nous semble essentiel de faire précéder l’exercice d’un exposé des motifs.
En effet, l’exercice consistant à fédérer une communauté juridictionnelle ne peut être trop contraint, et doit reposer sur l’association volontaire des membres qui la composent.
Il doit demeurer possible de ne pas dégager d’axes stratégiques dans un projet de juridiction ou encore d’indiquer les raisons pour lesquelles les objectifs portent exclusivement sur la nécessité de resserrer les liens au sein de la juridiction, condition sine qua non de la réalisation future d’objectifs relatifs au service public rendu au justiciable.
Le gestionnaire disposera alors d’un outil efficace pour connaître les raisons qui conduisent la communauté juridictionnelle à ne se fédérer sur aucun projet, celles les ayant conduits à prioriser certains axes, et pourra en tirer des conséquences immédiates.
Au final
Nous nous interrogeons sur la façon dont le projet de juridiction est supposé atteindre son objectif affiché de fédérer la communauté juridictionnelle et de redonner du sens à nos missions et finalement sur l’utilité même de l’outil.
En outre, l’USMA tient à rappeler avec force que le projet de juridiction n’atteindra jamais les louables objectifs affichés s’il est imposé comme une obligation supplémentaire.
Il nous apparaît également essentiel que le groupe de travail précise les équilibres qu’il envisage entre les chefs de juridiction et les personnes participant à la réflexion et au suivi du projet de juridiction. La tendance naturelle à réunir un groupe pour entériner la position hiérarchique viderait là encore le document de tout intérêt.
Au-delà de ces réserves fondamentales :
Nous souscrivons à l’idée que le projet de juridiction doit être un document court présentant de manière synthétique les quelques axes stratégiques sur lesquels la juridiction entend concentrer ses efforts.
A ce titre, il conviendrait d’inviter à identifier moins de cinq axes stratégiques chaque année, pour s’assurer de leur caractère effectivement réalisable.
Nous trouvons utile de proposer une liste des rubriques au sein desquels se rattacheront les objectifs des juridictions, puisqu’elles disposeront ainsi de pistes de réflexion. Nous pensons que l’axe de réflexion tenant à la vie de la juridiction est le propice pour atteindre les objectifs affichés.
Nous souscrivons également à l’idée que le document soit évolutif.
Nous sommes enfin convaincus de la nécessité de décliner en plan d’actions la mise en œuvre des axes stratégiques retenus.
Nous tenons enfin à formuler deux réserves tenant :
- A la possibilité de confier certaines missions à un prestataire extérieur. Nous ne pensons pas que la communauté juridictionnelle pourrait se fédérer autour de sujets nécessitant une mise en œuvre déléguée à un prestataire extérieur à la juridiction.
- A l’idée de généraliser la pratique obligatoire des projets de juridiction. Nous pensons légitime que, dans certains cas, une juridiction puisse, en l’expliquant, ne pas se doter d’un projet de juridiction.