Au cours de l’entretien consacré à l’examen du projet de loi de finances pour 2018, l’ancien Vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Marc Sauvé, avait estimé devant le rapporteur spécial que l’exigence de productivité et l’investissement des personnels de la juridiction pouvaient trouver leurs limites.
Limites au pluriel, car il ne s’agit pas seulement de la situation de la communauté des magistrats, dont le plafond de productivité a été atteint, mais aussi de la frontière qui, franchie, fera basculer notre institution d’une justice administrative qui remplit honorablement son rôle social de protection de la légalité à une justice exsangue qui, malgré l’implication de ses membres, ne parvient plus à rendre au citoyen le service qu’elle lui doit : rendre la justice.
Une charge de travail désormais insoutenable
Plus personne aujourd’hui n’ose soutenir que la charge de travail pesant sur la juridiction administrative n’a pas considérablement augmenté. En faire la preuve est assez simple, puisque l’augmentation du nombre de magistrats ne suit pas l’augmentation du nombre de requêtes traitées et conduit à une inexorable détérioration de notre qualité de vie au travail.
Nous avons chaque année dans nombre de tribunaux des collègues qui, parce qu’ils ne parviennent plus à satisfaire les exigences quantitatives, sont placés en arrêt maladie (+ 11 % cette année, selon le bilan social du Conseil d’Etat), prennent des RTT pour rattraper leur retard, compensent leurs arrêts maladie ou congés maladie en travaillant pendant ou après leurs congés (nous avons des exemples de demandes d’exercice des fonctions durant les congés maternité !).
Des palliatifs qui abîment notre juridiction…
Les nouveaux outils
Pour faire face à l’augmentation de la charge de travail à moyens constants, le pouvoir réglementaire s’est montré inventif. Multiplication des cas de sorties par ordonnance, maintien de requête du décret Jade, confirmation de requête au fond après un référé.
Ces outils sont utiles en soi, puisqu’il est évidemment souhaitable que les magistrats ne jugent que les contentieux qui conservent un intérêt.
Mais la pression statistique induite par le décalage entre la charge de travail et les moyens affectés conduit à une utilisation dévoyée de ces outils. Le maintien de requête, par exemple, est utilisé de manière systématique, y compris dans les contentieux sans avocat où les justiciables ont parfois du mal à lire les courriers de l’administration. Quelle facilité auraient-ils à lire ceux des tribunaux ou le code de justice administrative ? Les ordonnances rejetant une requête « manifestement » infondée révèlent parfois une conception extensive du caractère « manifeste ».
Le juge statuant seul
Le législateur s’est pour sa part montré constant dans l’extension du champ du juge statuant seul, au point que, désormais, seules 34% des décisions sont rendues dans un cadre collégial.
Or le juge statuant seul, du fait même de sa solitude, est d’abord plus sujet à l’erreur puisqu’il ne peut, par la confrontation constructive des points de vue, éprouver son interprétation des textes et son appréciation des situations dans un cadre collégial. C’est un juge qui, malgré l’implication de chacun, ne peut présenter une garantie équivalente à celle qu’offre une formation collégiale.
Le juge unique assume ensuite seul des décisions humainement très difficiles (éloignement des étrangers, rejet de requêtes des bénéficiaires du revenu de solidarité active ou de l’aide personnalisée au logement, par exemple). Appliquer la loi avec conscience est une quête plus aisée à mener dans un cadre collégial et constitue une mission parfois très perturbante pour le juge qui statue seul.
Enfin, et plus prosaïquement, le juge qui statue seul est un juge qui est de permanence, c’est-à-dire qui voit son travail collégial ordinaire, et souvent sa vie personnelle, perturbés par des périodes de plus en plus nombreuses où il doit être disponible et corvéable.
…et l’image que les magistrats ont de leur métier.
Il suffit de se référer aux rapports du jury sur les recrutements depuis 2013, externe, puis interne et externe, pour constater que lorsque chaque poste offert au concours en 2013 était le rêve de 22 candidats, alors qu’il n’est aujourd’hui que le rêve de 12 candidats, et même 8 au concours externe. L’attractivité du corps est en berne. Les causes en sont multiples, mais l’une d’entre elles est la vision que les magistrats ont aujourd’hui de leur métier.
Car l’utilisation dévoyée de ces nouveaux outils ou le recours au juge unique peuvent nuire au droit du justiciable, et l’USMA condamne de telles pratiques pour cette raison. Mais ces dispositifs nuisent aussi gravement à l’image que les magistrats ont de leur institution et à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Les magistrats acceptent volontiers les outils qui évincent les requêtes sans intérêt. Ils ne veulent pas que l’éviction touche, du fait d’une pratique d’instruction à la hussarde, pour des raisons statistiques, des contentieux et des justiciables qui auraient dû avoir accès à la justice.
Nous sommes magistrats pour rendre la justice. Cela n’exclut pas, bien entendu, que nous jugions vite et bien. Mais nous ne pouvons pas être magistrats pour seulement juger vite.
L’intendance ne suivra pas
Rescrit juridictionnel, délais de jugement contraints, nouveaux contentieux confiés à la juridiction administrative, le législateur accroît très fréquemment la charge de travail des magistrats administratifs sans leur donner les moyens d’y faire face, rendant encore plus prégnant le décalage entre mission et moyens alloués, et sans même, en amont, procéder à une évaluation sérieuse de l’impact de ces réformes sur l’activité des juridictions administratives,mettant progressivement en péril leur fonctionnement.
Le message que nous voulons faire passer au législateur est par conséquent le suivant :
Les magistrats vont mal. La charge de travail est devenue insoutenable et personne ne le conteste. D’année en année, par l’accroissement de la demande de justice, l’octroi de nouveaux contentieux et une exigence croissante de réduction des délais, leur situation empire. Les seuls 10 postes ETP alloués dans le cadre du projet de loi de finances 2019 à la juridiction administrative, hors Cour nationale du droit d’asile, ne sauraient suffire à endiguer un tel mouvement général, alors que le conseil d’Etat a d’ores et déjà annoncé que 30 postes seraient manquants en 2019 dans un courriel aux magistrats, explicatif des contraintes pesant sur les conférences de gestion.
Les dispositifs d’accroissement de la productivité ont, peu à peu, abîmé l’image de notre justice, aux yeux du justiciable et dans les nôtres.
Désormais la qualité de la justice administrative ne repose que sur la capacité des magistrats à absorber de nouvelles contraintes, au mépris de leur vie personnelle et de leur santé. Le jour où les magistrats administratifs baisseront les bras, la juridiction administrative perdra sa capacité à soumettre l’administration au droit et à protéger les libertés publiques.
Nous avons besoin, d’abord, de magistrats. Mais aussi de greffiers et d’agents d’aide à la décision formés au sein d’une véritable école de la juridiction administrative.
Nous avons besoin ensuite d’outils performants d’aide à la rédaction des décisions de justice, alors que nous travaillons sur une application « poste-rapporteur » totalement obsolète.
Nous avons besoin encore de moyens pour remplir notre mission sociale et répondre aux besoins fondamentaux de nos concitoyens.
Il est temps que, tant le pouvoir réglementaire que législatif, prennent conscience de ce qu’une juridiction n’est pas une intendance, que la mission qu’elle remplit pour la société est indispensable à son fonctionnement et qu’il est toujours utile de s’interroger sur la direction à prendre lorsque l’on est au bord du gouffre.