Une délégation de l’USMA, composée de Mme Ophélie Thielen, Secrétaire générale de l’USMA et de M. Olivier Di Candia, Président de l’USMA, a rencontré M. Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d’Etat le 21 février 2020.
A cette occasion, vos représentants ont souhaité, en premier lieu, évoquer le statut de magistrat administratif, ses attributs et les liens, qui restent à renforcer, entre la section du contentieux et les TA-CAA (I.), l’office du juge (II) et la problématique de l’open data et de l’intelligence artificielle (III).
Statut et attributs du magistrat – unité de l’ordre juridictionnel administratif
Nous avons exprimé notre inquiétude réduction à portion congrue du concours direct, externe et interne, qui constitue l’une des réussites majeures du corps, ayant permis l’entrée de juristes en son sein, équilibrant sa « biodiversité », au sein de laquelle les parcours et expériences de tous s’harmonisent, se nourrissent mutuellement pour le plus grand profit du justiciable, du citoyen et de l’administration. Nous avons également rappelé notre attachement à ce que le CE maîtrise la formation des magistrats administratifs, et avons signifié notre inquiétude face à la tendance actuelle qui consiste consistant à nous regarder à nouveau un peu plus comme des hauts fonctionnaires et un peu moins comme des magistrats. Nous avons rappelé que la question ne se posait plus tant de savoir si nous sommes des magistrats que de définir les contours qui forment la particularité du statut du juge administratif. Un juge qui connaît mieux l’administration, certes, mais qui ne doit pas vivre au cœur de celle-ci, sous peine de voir son impartialité remise en cause. Nous avons à cet égard souligné qu’il était révélateur, et inquiétant, que le rapport Thiriez ne fasse à aucun moment mention des principes d’indépendance et d’impartialité, et ne fasse aucun cas des spécificités de l’acte de juger, fondamentalement étrangères à l’acte d’administrer.
Nous avons également abordé la question de la robe et du serment, en rappelant que si ces attributs ne faisaient certes pas l’indépendance et l’impartialité du magistrat administratif, ils incarnent ces valeurs aux yeux des justiciables et du législateur. Ce sont également ces attributs qui incarnent l’endossement, par le juge, de la fonction juridictionnelle.
C’est à nos yeux parce que le magistrat administratif a une origine et une histoire très particulières et parce que son corps a une composition très spécifique, faisant sa force, son équilibre et sa vitalité, mais se caractérisant quoiqu’on en dise par un lien qui reste marqué avec ce qui est son justiciable privilégié, l’Administration, que le port de la robe et la prestation de serment sont essentiels et nécessaires : celui qui entre dans le corps des magistrats administratifs, par vocation, jeune ou en cours de carrière, de manière pérenne ou temporaire, doit endosser, à son entrée dans le corps puis à chaque entrée en salle d’audience, les attributs qui, d’une part, incarnent visuellement et psychologiquement ce rôle spécifique et particulier qui est le sien, à savoir dire le droit, rendre la justice, et s’élever à la hauteur de cette charge symboliquement si forte et, d’autre part, permettent d’incarner et de rendre visible l’absence de tout lien entre l’Administration et « son juge ».
Deux magistrats sur trois (66,67 % des 801 participants !) sont favorables au port de la robe, plus de sept magistrats sur dix (72,69 % des 802 participants) souhaitent prêter serment. Il faut dire qu’ils consacrent 95 % de leur temps à des fonctions juridictionnelles.
Nous avons également rappelé, s’agissant de l’argument tiré de l’unité de la juridiction administrative que rien ne ferait obstacle, en tout état de cause, à ce que les membres de la section du contentieux du Conseil d’Etat, que le Collège de déontologie qualifie au demeurant déjà de magistrats, portent la robe quand ils siègent, à l’instar des magistrats financiers, qui portent la robe dans leurs fonctions juridictionnelles, et non lorsqu’ils font des observations de gestion.
Nous avons, par ailleurs, souhaité faire un état des lieux en matière de rapprochement attendu, entre les TA-CAA, d’une part, et la section du contentieux, d’autre part.
On se souvient en effet que les deux groupes de travail créés à la suite du baromètre social, ont fait une proposition commune et identique, alors même que leurs lettres de mission ne les y prédisposaient pas, portant sur l’ouverture, au profit des membres du corps des TA-CAA, de la possibilité d’un détachement au sein du CE, notamment de la section du contentieux, le groupe de travail « Carrière » proposant sur ce point qu’un contingent de 6 à 8 postes de MRSE leur soient réservés chaque année.
Le groupe de travail « Concertation » est allé plus loin dans ses propositions, puisqu’il a également recommandé que soit créée une obligation statutaire, pour les nouveaux membres du CE, d’effectuer une période d’activité au sein d’un tribunal ou d’une CAA.
Il reste fondamental de lutter contre ce sentiment d’éloignement des juges du fond par rapport à leur juge de cassation. Il est également essentiel d’offrir aux juges du fond la possibilité de disposer d’une expérience de juge de cassation, sans pour autant craindre d’eux qu’ils veuillent y poser leur valise. Cette proposition rejoint un combat majeur de l’USMA qui appelle de ses vœux cette évolution essentielle.
Le Secrétariat général n’ayant manifesté aucune opposition de principe sur ces questions, a néanmoins pris soin de les subordonner à l’avis du président de la section du contentieux et aux résultats de la mission Thiriez.
Nous avons rappelé que l’USMA approuvait pleinement ces deux recommandations qui, à défaut d’aboutir à la création d’un corps unique de la première instance à la cassation, avaient le mérite d’assurer un rapprochement des magistrats de l’ordre juridictionnel administratif.
Sur ces points, le président de la section du contentieux nous a indiqué que le rapprochement entre le CE et les TA-CAA était une réalité, qu’il appelait de ses vœux, profondément ressentie au sein du CE et intimement liée à l’évolution de sa composition et à l’intégration de davantage de magistrats issus des TA-CAA et paradoxalement de moins en moins perçue par les magistrats des juridictions du fond. Il a également précisé qu’une réflexion était en cours s’agissant des modalités et conditions, à déterminer, dans lesquelles les magistrats des TA-CAA pourraient réaliser un détachement au sein du CE, notamment au sein de la section du contentieux.
Nous avons également réitéré auprès du président de la section du contentieux nos craintes de voir se développer le risque de carrières à deux, voire trois vitesses, selon le lieu d’affectation et le parcours professionnel, mais sans suffisamment de considération des mérites.
Sans entrer dans le détail de notre argumentation en la matière, compte tenu du recours contentieux actuellement pendant contre les nouvelles orientations du CSTA, nous avons rappelé qu’au-delà de ces nouvelles orientations, la problématique des mobilités statutaires en province continuait de se posait avec une acuité certaine, compte tenu du très faible nombre de postes proposés aux magistrats.
Pour mémoire, rappelons qu’en 2019, 138 postes étaient offerts à la mobilité à Paris ou en région parisienne, 11 postes étaient offerts à l’étranger et 24 postes étaient offerts en province (dont 3 outre-mer), dont les postes de sous-préfet, ne permettant pas de choisir le lieu de son affectation et induisant une incompatibilité dans la juridiction d’origine si d’aventure le poste était obtenu dans son ressort géographique. Au final, les rares perspectives offertes aux magistrats en province demeurent donc des expériences sur lesquelles primeraient celles comportant des fonctions d’encadrement en administration centrale, les collectivités territoriales n’étant que très rarement intéressées par le profil des magistrats administratifs, et les administrations déconcentrées ne recrutant que trop peu de tels profils.
Sur ce point, le président de la section du contentieux a réitéré toute sa conscience des difficultés rencontrées par les magistrats, et rappelé qu’il appartenait au Conseil d’Etat d’œuvrer activement pour développer, augmenter et diversifier, au profit des membres du corps des TA-CAA, les postes susceptibles d’être offerts, notamment dans les administrations déconcentrées.
- L’office sans cesse renouvelé du juge administratif
Nous avons souhaité alerter le président de la section du contentieux sur l’impact que peuvent avoir, sur l’office du juge administratif, sur la perception que peut en avoir le justiciable et sur la charge de travail des magistrats, certaines décisions récentes du Conseil d’Etat, et évoqué l’idée et les modalités possibles d’un échange plus soutenu, en amont et en aval, avec les juges du fond, pour l’identification de ces incidences collatérales potentielles.
La recommandation n° 15 du groupe de travail « information, consultation, concertation » préconisait à cet égard de diffuser une fiche d’impact à destination des juges du fond lorsqu’une décision contentieuse modifie leur office.
L’USMA souhaite pousser la réflexion plus loin, pour la déplacer en amont de l’édiction des décisions juridictionnelles : il s’agirait d’inventer de nouveaux outils pour que le juge du fond s’invite dans la réflexion menée par le juge de cassation sur certains sujets. Ne pourrait-on pas envisager, à cet égard, la création d’une commission permanente des juges du fond, placée auprès du CE pour mesurer cet impact ?
Nous avons également souligné l’intérêt que représenterait un assouplissement de la possibilité pour les premiers de saisir le Conseil d’Etat d’une demande d’avis contentieux, par la suppression, à l’article L 113-1 du code de justice administrative, de la condition tenant à ce que la requête soulève une question de droit nouvelle, recommandation formulée par le groupe de travail concertation, et que soit également renforcée la pratique des « colloques contentieux délocalisés », réalisés conjointement par des membres de la section du contentieux et des membres du corps, dans les juridictions, sur des matières ou thèmes précis.
Ces moments d’échanges contentieux pourraient d’ailleurs être l’occasion pour les magistrats des TA-CAA de signaler aux membres de la section du contentieux les difficultés pratiques rencontrées dans la mise en œuvre des décisions du CE, lorsqu’elles impactent directement notre office, l’instruction des dossiers ou la procédure contentieuse.
Le président de la section du contentieux s’est montré ouvert sur le principe de ces réflexions, indiquant que les juges de première instance et d’appel ne devaient pas s’autocensurer sur l’interprétation de la notion de question de droit nouvelle, et ne pas hésiter à faire de demande d’avis. Il a également souligné qu’il portait cette idée de développer les échanges entre les membres de la section du contentieux et ceux des TA-CAA, sur des questions contentieuses thématiques, et qu’il espérait davantage de sollicitations en ce sens des chefs de juridiction.
- Open data et big brother
Nous avons enfin alerté le président de la section du contentieux sur les risques que faisaient selon nous courir l’open data et l’intelligence artificielle.
Lors du CSTA du 19 février 2020, a été évoqué le projet de décret relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives, mettant en application les dispositions des articles L. 10 et L. 10-1 du CJA dans sa rédaction issue de la loi du 23 mars 2019, organisant, en substance, la mise à disposition gratuite, sous format électronique, des décisions de justice, ainsi que la délivrance des mêmes décisions aux tiers.
Nous avons réitéré auprès du président de la section du contentieux les raisons de notre très forte réticence sur ce texte, tirées de ce que la Cour de Cassation n’a jamais réussi à disposer d’un algorithme fiable pour l’occultation des éléments de ré-identification, de ce que la charge de travail nouvelle induite par les magistrats n’a pas été évaluée, et de ce que le texte ne règle en définitive aucunement les modalités selon lesquelles les éléments de réidentification doivent concrètement être occultés, ce qui fait peser une responsabilité considérable sur le magistrat, ainsi que le risque que la vie privée des justiciables soit livrée aux vendeurs de données personnelles.