Le juge administratif et le défi environnemental

Philip K. Dick, dans son roman Blade Runner, décrivait un monde dystopique dans lequel toute vie était artificielle, jusqu’aux émotions humaines. On peut aujourd’hui répondre avec certitude que ceci n’arrivera pas, car, comme l’affirme la Charte de l’environnement, « l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel » : les hommes, vivants parmi d’autres, ne connaîtront pas de meilleur sort que les forêts, les insectes, les rivières. Et de ce point de vue, le constat est inquiétant : Homo Sapiens est en train d’éradiquer le monde vivant non humain et a déréglé le climat global, dans une mesure qui est, pour partie, irréversible.

Or, si les petits groupes de chasseurs cueilleurs que nous étions il y a plusieurs millions d’années ont pu se sédentariser, pratiquer l’agriculture, inventer l’écriture, construire les villes, c’est parce qu’ils ont bénéficié à la fois d’une période de climat relativement stable et des services rendus gratuitement par des écosystèmes riches et dynamiques.

Aujourd’hui, ces pré-requis sont remis en question. Au-delà d’un réchauffement de plus de 2 degrés à horizon 2100, le GIEC, dans son 6ème rapport, estime que certaines régions du monde ne pourront pas s’adapter. Les enjeux du dérèglement climatique et de l’extinction du vivant sont donc considérables. A long terme et au pire, c’est la possibilité pour l’espèce humaine de continuer à habiter la terre dans les ordres de grandeur de la population mondiale actuelle qui est dans la balance. A plus court terme, c’est la préservation des acquis de nos civilisations : confort matériel, développement éducatif et culturel, augmentation de l’espérance de vie, régulations démocratiques, diminution de la violence, etc.

Réduire drastiquement l’empreinte écologique des activités humaines et se préparer aux conséquences négatives des forces déjà mises en mouvement, sans que notre standard de vie ne s’effondre excessivement -au risque de provoquer des crises politiques et sociales- est donc le défi que doivent relever nos sociétés au cours de la prochaine décennie. Difficulté supplémentaire : les investissements massifs dans les énergies décarbonées nécessiteront des matières premières qui n’existent qu’en quantité finie et inégalement répartie sur la planète. La mutation de notre économie productive se fera donc sous contrainte physique et géopolitique.

Un si grand changement ne peut qu’affecter également le système de régulation par le droit de la société. Et le juge administratif doit se préparer à prendre sa place dans les temps mouvementés qui sont devant nous. En effet, ces bouleversements génèrent déjà de nouvelles divergences d’intérêts entre différents secteurs de la société, qui viennent chercher leur dénouement devant les juridictions, au moins pour partie. Et c’est le rôle traditionnel du juge administratif, notamment en première instance, de réguler ces intérêts, chacun légitime mais antagonistes : les parents d’élèves d’une école riveraine de vignes, face au paysan dépendant économiquement des pesticides et engrais ; les habitants d’une commune qui ne veulent pas d’une antenne 5G énergivore, face aux opérateurs obligés de couvrir le territoire ; le guichetier d’un bureau de poste, à risque face au prochain virus, qui veut mettre un masque sans attendre la consigne étatique ; les associations de défense de l’environnement qui s’opposent à la réduction des espaces naturels, face à la croissance des besoins de logement.

Signe que les voies traditionnelles de participation à la décision publique se sont affaiblies, c’est aussi dans le prétoire des juges que la société civile et les militants viennent chercher les moyens d’obliger les états et les entreprises à agir, ou demander réparation. Les contentieux climatiques se sont partout multipliés dans le monde depuis les années 2000, qui posent au juge des questions nouvelles, le poussant à utiliser des méthodes inédites et à construire des solutions juridiques novatrices.

Lady Justice and European Union flag. Symbol of law and justice
Lady Justice and European Union flag. Symbol of law and justice with EU Flag.

C’est ainsi que la Cour suprême de Justice colombienne a reconnu le 5 avril 2018 la partie de l’Amazonie de son territoire comme sujet de droits et enjoint au gouvernement de déployer un plan de lutte contre la déforestation, tandis que la Haute Cour de l’état de Madras (Inde), reconnaît le statut d’être vivant à la Nature, dans une décision du 19 avril 2022. Le Conseil Constitutionnel par sa décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020 a de son côté consacré un objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains. Et plus récemment,  le 29 avril 2021, la Cour de Karlsruhe rendait un jugement novateur, censurant pour partie le plan climatique gouvernemental au motif qu’en l’absence de mesures prévues au-delà de 2030, il portait atteinte à la liberté des générations futures et violait ainsi les droits fondamentaux[1]. C’est également en s’appuyant sur les droits fondamentaux protégés par les articles 2 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme que la Cour suprême de La Haye, avait reconnu, le 20 décembre 2019 dans l’affaire « Urgenda », l’obligation pour l’état néerlandais de rehausser ses mesures contre le réchauffement climatique[2].

Les juridictions françaises ont emprunté une autre voie, avec les décisions rendues par le Conseil d’État dans les affaires « commune de Grande-Synthe » et « l’Affaire du siècle», en inaugurant un nouveau type de contrôle sur l’État, vérifiant si les objectifs de réduction d’émission des gaz à effet de serre que celui-ci s’est fixés s’inscrivent dans une trajectoire crédible. Dans l’affaire « Les Amis de la Terre », le juge administratif a prononcé à l’encontre de l’État une astreinte d’un montant consistant, de 10 millions d’euros par semestre, et pour la première fois a décidé d’en affecter une partie à des tiers, dont l’action ou les missions d’intérêt général concernent l’objet du litige.

Enfin, la décision du 26 mai 2021 par laquelle le tribunal de district de La Haye a enjoint à la Royal Dutch Shell de réduire ses émissions de gaz à effets de serre ouvre la voie aux contentieux mettant en cause les entreprises les plus émettrices. Plusieurs collectivités territoriales, parmi lesquelles les villes de Paris et New York et plusieurs associations ont déjà assigné en justice le groupe pétrolier Total devant le tribunal judiciaire de Nanterre le 28 janvier 2021. Alors que la CJUE semble avoir fermé la porte aux contentieux climatiques au niveau de l’union européenne[3] et que la CEDH ne s’est pas encore prononcée sur des affaires pendantes[4], tous ces jugements  nationaux sont observés sur la scène juridique mondiale et y alimentent un dialogue des juges d’ampleur inédite. Plus que jamais, l’injonction lancée par le poète antillais Edouard Glissant « Agis dans ton lieu, pense avec le monde ! » est d’actualité.

Si, dans cette effervescence, notre métier en paraît d’autant plus passionnant, il comporte aussi des responsabilités. La première d’entre elle est de reconnaître la limite où cesse le droit et où commence la politique. Certains combats se mènent hors des tribunaux, et notre deuxième responsabilité est celle de citoyens, ne pouvant nous abstenir de prendre position sur ces questions. Notre troisième responsabilité découle des précédentes : c’est celle de se former afin de mesurer à leur juste acuité les enjeux portés devant nous. La téléconférence organisée par le Conseil d’Etat le 11 janvier 2022, sur le changement climatique par V. Masson-Delmotte, membre du GIEC, était un premier pas. Il paraît indispensable d’aller plus loin et d’organiser un véritable module de formation initiale et continue pour l’ensemble des conseillers des TA et CAA. Telle pourrait être une proposition syndicale pour l’année 2023 !

Catherine Laporte, magistrate administrative honoraire


[1] Cour constitutionnelle allemande, Loi fédérale de protection du climat (BundesKlimaschutzgesetz), 24 mars 2021

[2] La Haye, division du droit civil, 9 oct. 2018, État des Pays-Bas c. Fondation Urgenda, n° 200.178.245/01

[3] Cour de justice de l’Union européenne, 25 mars 2021, C-565/19 Armando Ferrão Carvalho e.a./ Parlement et Conseil “The People’s Climate Case”

[4] Duarte Agostinho et autres c.Portugal et 32 autres états ; Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse ; Carême c. France.