Nous publions ici les principaux éléments constituant la réflexion de l’USMA concernant cette nouvelle extension des ordonnances.
Question prioritaire de constitutionnalité défaut de base légale
L’USMA pose la question de la constitutionnalité de l’article L. 222-1 du code de justice administrative.
Ce texte sert de fondement à l’ensemble des dispositions réglementaires qui permettent aux juridictions de statuer par ordonnance, par exception à la plupart des principes énoncés dans le titre préliminaire du code de justice administrative.
L’article 21 du décret n° 2010-164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives, qui ajoute au code de justice administrative un article R. 222-34, a donc pour seule base légale l’article L. 222-1 du code de justice administrative.
Or l’article L. 222-1 est, en particulier, contraire au principe du respect des droits de la défense et à celui d’égalité devant la justice, dans leur acception retenue par le Conseil Constitutionnel.
L’article L. 222-1 devra donc être déclaré contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel.
Dans ces conditions l’article 21 du décret n° 2010-164 du 22 février 2010 devra être annulé, faute de base légale.
Si, par extraordinaire il était considéré que l’article L. 221-1 du code de justice administrative ne constitue pas la législation applicable en l’espèce, l’article 21 du décret n° 2010-164 du 22 février 2010 devrait être annulé.
En effet l’article L. 222-1 constitue la seule disposition législative permettant de déroger à la plupart des principes énoncés dans le titre préliminaire du code de justice administrative. Si le recours aux ordonnances ne procède pas de cette disposition législative, aucune autre disposition de même nature ne peut justifier, dans le code de justice administrative, le recours à une procédure aussi dérogatoire que celle des ordonnances.
Erreur manifeste d’appréciation
Le recours à la procédure des ordonnances dérogeant à quasiment tous les principes juridiques établis, on ne saurait admettre une extension des dérogations prévues que si elle est envisagée avec une extrême mesure.
Parmi les articles du titre préliminaire du code de justice administrative affirmant ces principes, on peut relever, au moins :
article L. 3 : « Les jugements sont rendus en formation collégiale, sauf s’il en est autrement disposé par la loi » ;
article L. 5 : « L’instruction des affaires est contradictoire. Les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l’urgence » ;
article L. 6 : « Les débats ont lieu en audience publique ».
article L.7 : « Un membre de la juridiction, chargé des fonctions de rapporteur public, expose publiquement, et en toute indépendance, sur les questions que présentent à juger les requêtes et sur les solutions qu’elles appellent ».
Chacun s’accordera sur l’importance des principes ci-dessus-rappelés.
On ne peut dès lors se résoudre à ce que petit à petit, ils soient vidés de leur contenu.
Concernant le principe de collégialité, on rappellera l’avis du président Odent : « La solution du juge unique, qui peut paraître expédients, est, en contentieux administratif, une solution détestable. Une délibération sérieuse, aboutissant à un jugement offrant des garanties d’indépendance et d’impartialité aux justiciables, implique nécessairement que plusieurs personnes soient consultées, discutent leurs points de vue respectifs et dégagent une majorité (cité par D. Chabanol dans son code de justice administrative commenté, 3ème édition, p.16).
Concernant le principe du contradictoire, qui irrigue toute la procédure contentieuse, qu’elle soit administrative ou judiciaire, on notera, à ce stade, qu’il découle directement du principe du respect des droits de la défense.
Le principe de publicité des audiences est un principe général du droit et « il n’appartient qu’au législateur d’en déterminer, d’en étendre ou d’en restreindre les limites » (Conseil d’Etat, Assemblée, 4 octobre 1974, Dame David, lebon p. 464).
Quant à l’intervention du rapporteur public, il n’est pas exagéré de dire qu’il constitue un élément constitutif de la juridiction administrative. Une fois encore, on ne saurait y déroger à la légère.
On observera que pour deux de ces principes, à savoir ceux posés par les articles L. 6 et L. 7, aucune dérogation n’est prévue par le texte qui les instaure. Ni par une autre disposition de nature législative.
En tout état de cause, la procédure des ordonnances déroge à chacun de ces principes.
Pourtant, plusieurs éléments – qui ne peuvent être ignorés par le premier ministre – révèlent l’erreur manifeste d’appréciation commise en édictant la mesure critiquée.
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L’article R. 222-34 du code de justice administrative, introduit par l’article 21 du décret du 21 février 2010, prévoit que « Les dispositions du deuxième alinéa de l’article R. 222-33 sont également applicables lorsque la cour administrative d’appel statue en appel sur un litige portant sur une décision prise en application du I de l’article L. 511-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. »
L’article R. 222-33, dans son deuxième alinéa, prévoit que « Le président ou le magistrat qu’il désigne peut statuer par ordonnance dans les cas prévus à l’article R. 222-1. Il peut, dans les mêmes conditions, rejeter les requêtes qui ne sont manifestement pas susceptibles d’entraîner l’infirmation de la décision attaquée.
Il faut d’abord rappeler que, les présidents de CAA disposant déjà du cadre général de l’article R. 222-1, le texte proposé revient donc à compléter le dispositif en permettant que l’ensemble du contentieux des étrangers, y compris désormais les requêtes concernant des refus de séjour assortis d’une obligation de quitter le territoire (OQTF), soit justiciable, en appel, de la procédure des ordonnances.
L’Usma rappelle que les refus de séjour assortis d’une obligation de quitter le territoire constituent un contentieux de droit commun dans lequel la marge d’appréciation du juge est importante et les difficultés juridiques croissantes.
Les conséquences des décisions rendues pour les requérants sont, à l’évidence, particulièrement sensibles.
Ce droit est en outre en constante évolution.
On rappellera à cet égard que tant le fond du droit que la procédure applicable ont été modifiés quasiment chaque année lors de la dernière décennie par le législateur ou le gouvernement.
Et une loi, dont le projet a été examiné par le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel lors de sa séance du 16 février 2010 et qui a d’ores et déjà été adopté par en conseil des ministres doit, en 2010, transposer plusieurs directives relatives au droit des étrangers :
la directive 2008/115/CE dite « directive retour » qui détermine des normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière ;
la directive 2009/50/CE, dite directive « carte bleue » qui prévoit les conditions d’entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers aux fins d’un emploi hautement qualifié ;
la directive 2009/52/CE dite directive « sanction » qui établit des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
Dans ce contexte, on ne saurait sérieusement affirmer que le contentieux des OQTF est un contentieux ne présentant pas de sérieuses difficultés juridiques.
Par ailleurs les juges eux-mêmes affinent en permanence leur jurisprudence.
On s’en convaincra, si nécessaire, à la lecture, par exemple, de l’arrêt rendu le 7 avril 2010 par le Conseil d’Etat (requête n° 316 625) en matière d’accès effectif aux soins des étrangers dans leur pays d’origine.
Dans ce contentieux devenu complexe et ardu, il convient de remarquer l’une des conséquences, pour le justiciable, de l’introduction du nouvel article R. 222-34 dans le code de justice administrative : il arrivera aux requérants de se voir opposer en appel, un rejet de leur requête par ordonnance, après que la juridiction de première instance ait elle-même statué sur leur demande par une ordonnance.
On entre dès lors dans un système où la requête peut être jugée, au fond, entièrement par voie d’ordonnance.
Dans un tel contexte, l’USMA relève qu’en fait le raisonnement qui semble se déduire de l’exposé des motifs de la mesure telle que présentée au premier ministre consistait sommairement à déduire de la seule circonstance que les présidents de CAA ont déjà la possibilité de rejeter l’appel formé contre un arrêté de reconduite à la frontière par ordonnance lorsque la requête n’est manifestement pas susceptible d’entraîner l’infirmation de la décision attaquée … la justification de l’introduction de la même faculté concernant les OQTF.
Dans le cadre d’une dérogation à la plupart des principes posés par le titre préliminaire du code de justice administrative, on ne peut que s’en étonner et relever l’insuffisance – voire le cractère très sommaire – d’un tel motif.
Aucun critère ne semble avoir guidé le premier ministre pour permettre à un juge unique de statuer au fond, en l’absence d’audience, de tout contradictoire et sans les conclusions d’un commissaire du gouvernement.
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A ce stade, on rappellera le contexte statistique, essentiel.
Ce rappel permet, à l’évidence, d’écarter le recours à la notion d’option laissée au juge comme justificatif de la pertinence de l’introduction de la mesure contestée.
Ladite option, consistant soit à porter l’affaire devant une formation collégiale soit à la trancher par ordonnance, est – sans doute – censée constituer la protection ultime accordée aux justiciables quant au droit dont ils disposent de voir une juridiction examiner sérieusement leurs prétentions.
Or près de 65 % des requêtes traitées par les juridictions administratives en première instance le sont par la voie de l’un des nombreux juges uniques institués au fil des années dans le code de justice administrative.
Cette évolution se combine avec l’adoption quasi exclusive du délai de jugement moyen et de l’évolution du stock des juridictions comme alpha et oméga modernes de la qualité de la justice rendue.
À ce stade, croire, comme semble l’avoir fait le premier ministre, que les conditions d’application de ce nouvel article vont être uniformes et de faible ampleur, sur l’ensemble du territoire et ne relever que de considération purement juridique, est une erreur.
On ne peut qu’être encore plus affirmatif lorsque l’on rappelle que la mesure envisagée aura pour objectif de s’appliquer aux contentieux des étrangers dont chacun sait à quel point il est prégnant, par exemple, dans les cours administratives d’appel d’Ile de France ou il représente actuellement entre 50 et 65 % des requêtes enregistrées.
On peut alors légitimement penser que l’unique objectif de la mesure attaquée est d’inciter à un recours massif aux ordonnances pour le traitement contentieux des appels formés contre des décisions des tribunaux administratifs en matière d’OQTF.
Comme il a été précédemment dit, l’exposé des motifs de la décision est loin de dissiper cette conviction.
Dans ce contexte, dès lors que le nombre de dossiers traités dans les cours administratives d’appel par les rapporteurs ne peut pas évoluer de façon exponentielle, le recours aux ordonnances pourrait devenir le mode de traitement privilégié de ce contentieux.
En tout état de cause l’effet de cette mesure sera bien celui-là.
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En outre, l’Usma rappelle que l’adoption des dispositions critiquées se fera, compte tenu notamment de ce qui vient d’être exposé, au détriment du mécanisme d’interprétation des requêtes qui s’applique – au bénéfice de chaque justiciable – aujourd’hui !
En effet le mécanisme, informel, d’interprétation des requêtes peut encore être analysé comme imposant au juge de donner une portée ou un sens utile aux arguments présentés par les requérants.
L’hypothèse retenue par l’article 21 du décret du 22 février 2010 va contribuer à inverser le principe : pour pouvoir rejeter par ordonnance et s’inscrire dans l’objectif statistique que vise assurément la mesure critiquée, il faudra dénier toute portée ou sens utile aux arguments du requérant … faute de quoi la requête relèverait d’un examen en formation collégiale !
En dépit de la vigilance de ceux qui auront la possibilité d’user de ces ordonnances, la conjonction d’un tel mécanisme et des conséquences de la pression statistique qui est imposée aux cours administratives d’appel, en particulier en Ile de France, conduira, au mieux, à la mise en place d’un système impliquant de notables inégalités géographiques dans le traitement dont « bénéficient » les justiciables.
Et au pire, à terme, à la généralisation du recours aux ordonnances pour traiter le contentieux des OQTF.
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Les dispositions attaquées sont en outre incompatibles avec l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
Article 6-1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement (…) ».
Le droit au procès équitable s’apprécie en fonction des règles de fond et de procédure applicables en l’espèce … ainsi que du contexte dans lesquelles lesdites règles trouvent à s’appliquer.
Ce contexte a été rappelé précédemment, il convient dès lors de s’y référer pour l’argumentation suivante.
Il s’agira, notamment, de tenir compte de l’argumentation présentée dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité : le tribunal indépendant et impartial, établi par la loi exigé par l’article 6-1 ne saurait être le juge unique qui rend une ordonnance, en vertu d’une procédure dérogeant à la plupart des principes affirmés dans le livre préliminaire du code de justice administrative.
Par ailleurs il convient de rappeler l’une des conséquences, pour le justiciable, de l’introduction du nouvel article R. 222-34 dans le code de justice administrative : il arrivera aux requérants de se voir opposer en appel, un rejet de leur requête par ordonnance, après que la juridiction de première instance ait elle-même statué sur leur demande par une ordonnance.
On entre dès lors dans un système où la requête peut être jugée, au fond, entièrement par voie d’ordonnance.
Ce système « d’ordonnance sur ordonnance » a été censuré, dans un premier temps, par la Cour européenne des droits de l’Homme. La haute cour avait considéré que la possibilité de débats publics, au moins une fois lors de l’examen des questions de fond (en 1ère instance ou en appel) était une garantie indispensable au regard des règles du procès équitable (CEDH 29 octobre 1991, Helmers contre Suède).
La Cour semble s’être orientée vers une tolérance plus grande, à la condition que les difficultés qui se posent au juge lors de l’affaire soient, selon sa formule, « de caractère restreint » (CEDH, 19 février 1998, Allan Jacobson contre Suède).
Si l’on peut admettre la transposition de cette solution, par exemple, aux cas d’incompétence manifeste de la juridiction ou à ceux d’irrecevabilité insusceptible d’être régularisée de la requête, on voit mal comment elle pourrait être compatible avec une double appréciation du fond de l’affaire par voie d’ordonnance.
Trancher, au fond, les question posées dans un dossier dit OQTF, ne relève assurément pas de difficultés « de caractère restreint ».
Or c’est bien ce que permet désormais, le décret du 22 février 2010, par son article 21, en matière d’OQTF.
On rappellera d’ailleurs que l’intervention prochaine de la loi de transposition de la directive retour, qui instaure de nouvelles décisions administratives comme « l’interdiction temporaire de retour » ne va, en rien, restreindre lesdites difficultés.