L’idée que l’Etat puisse être justiciable est profondément antijacobine car cette idée affirme les droits de l’individu contre ceux de la collectivité.
C’est essentiellement pour cette raison que la Révolution a soustrait l’administration à l’activité juridictionnelle.
Peu à peu, néanmoins, grâce à l’action persévérante du Conseil d’Etat, l’Etat et les collectivités publiques sont devenus aussi des justiciables, tout en bénéficiant d’un privilège de juridiction, au nom du primat de l’intérêt général sur les droits individuels, devant le juge de l’administration.
La théorie de la voie de fait s’est élaborée comme un contrepoids pour garantir au citoyen un recours devant le juge de droit commun contre les effets excessifs de ce schéma.
Dans le même temps, la construction du périmètre d’intervention propre au juge administratif a justifié la création du tribunal des conflits pour statuer sur les difficultés de frontière entre le juge de l’administration et le juge du droit commun.
En 1958 encore, l’idée séparatiste est très forte : le constituant du 3 juin 1958 réserve au juge judiciaire la défense des libertés consacrées par les déclarations des droits, et la tentative du Conseil d’Etat de rejoindre ensuite, au sein d’un même article de la Constitution, l’autorité judiciaire échoue sur la détermination du gouvernement à maintenir la spécificité du juge administratif.
Si bien que la scission juridictionnelle s’est trouvée confirmée pour une ère nouvelle, qui allait être marquée par un mouvement très déterminé de la juridiction administrative vers un statut de protecteur des droits des personnes, partagé avec le juge judiciaire, et accompagné comme un effet nécessaire d’un recul progressif du primat de l’intérêt général face aux droits individuels. Ce recul a été consacré par l’abandon de la théorie protectrice de la voie de fait devenue obsolète.
Le Conseil constitutionnel a aussi favorisé ce mouvement à partir des années 2000 en reconnaissant le juge administratif comme garant des libertés personnelles au même titre que le juge judiciaire, et en restreignant finalement le monopole constitutionnel reconnu à ce dernier par l’article 66 de la Constitution, à la seule privation complète de liberté.
Ce mouvement, encore marqué par la création du référé-liberté, outil efficace contre les atteintes aux libertés publiques devant le juge administratif, a récemment été parachevé par les lois qui ont confié à ce juge la sauvegarde des droits fondamentaux contre les techniques de renseignement les plus sophistiquées, tout comme elles lui ont confié cette sauvegarde dans le cadre d’un état d’urgence devenu état ordinaire sous la menace constante du terrorisme.
La consécration du juge administratif comme gardien des droits fondamentaux à l’égal du juge judiciaire, s’est réalisée symboliquement tout dernièrement par cette réflexion d’un garde des sceaux qui, en réponse aux interrogations soulevées au Parlement par la réduction du périmètre de l’article 66 de la Constitution, a déclaré qu’on ne pouvait pas se plaindre de disposer de deux juges plutôt que d’un seul pour défendre les libertés.
Et il est vrai que, depuis deux ans que dure l’état d’urgence contrôlé par le juge administratif, personne ne discute plus sérieusement que celui-ci réalise une défense des droits fondamentaux aussi protectrice de l’individu face à l’intérêt général que celle offerte par le juge judiciaire. Le moyen avancé pour développer encore la surveillance de l’administration, tient à la nature du contrôle qu’il s’agit d’opérer, a priori plutôt qu’a posteriori, mais il ne tient plus aux garanties offertes par l’un des deux ordres de juridiction par rapport à l’autre : il est clair que les deux juges obéissent aux mêmes valeurs, à la même culture, au même ordre de priorité proportionné entre l’intérêt général et les intérêts privés.
Tout dernièrement, comme pour consacrer ce rapprochement, le projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme a prévu que l’administration devrait solliciter l’autorisation du juge judiciaire avant de prendre certaines mesures, (visites et saisies), tandis que d’autres(comme les assignations à périmètre de résidence)continueraient d’être prises sous le contrôle du juge administratif.
Ce faisant, une nouvelle question prend corps et s’impose d’elle-même au débat public : quelle justification peut-on avancer aujourd’hui en faveur de l’existence de deux ordres de juridiction séparés ?
Ni les corporatismes de part et d’autre, ni les difficultés de formation des juges au droit administratif que l’Ecole nationale de la magistrature est en mesure d’intégrer, ni l’intérêt intellectuel présenté par les débats devant le tribunal des conflits, ne peuvent constituer des raisons convaincantes au maintien d’un système qui se présente pour le justiciable comme un des arcanes les plus difficiles sur la voie de l’accès à la justice et à l’intelligibilité de nos institutions.
Bertrand Louvel