Entrevue avec Mme Anne-Sophie de Lamarzelle, magistrate judiciaire et co-autrice d’une étude pluridisciplinaire sur le travail en juridiction

L’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) a publié en novembre 2024 une étude intitulée « Le travail en juridiction : une analyse pluridisciplinaire », sous la direction de Valérie Sagant, magistrate judiciaire et directrice de l’IERDJ, et d’Anne-Sophie de Lamarzelle, magistrate judiciaire et responsable d’études et de recherches.

Alors que l’activité des juridictions est habituellement appréhendée sous un angle purement statistique et gestionnaire, cette étude se place du point de vue du travail quotidien en juridiction pour analyser les causes profondes du mal-être des différents acteurs de la justice judiciaire et administrative et identifier les ressources à mobiliser pour surmonter cette crise. Il y est question d’identité professionnelle, de métier, de collectif et de sens. Des notions au centre des réflexions de l’USMA et qui guident notre action syndicale. C’est donc tout naturellement que nous avons voulu mettre cette étude à l’honneur et vous en donner un aperçu dans cet USMag’ en nous entretenant avec sa co-autrice.

L’IERDJ est un groupement d’intérêt public qui compte parmi ses membres le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, le ministère de la Justice, le CNRS mais aussi les représentants de l’ensemble des professions juridiques. L’institut finance des recherches dans le champ du droit et de la Justice, mène des réflexions aboutissant à la production d’études (comme celle sur le travail en juridiction qui est l’objet de notre entretien), et enfin partage auprès des décideurs publics, des praticiens et plus largement de tout public intéressé, les connaissances produites à travers ses différents travaux.

Dans toutes ses missions, l’IERDJ veille à croiser les regards entre les praticiens et les chercheurs, mais aussi à favoriser des comparaisons avec l’étranger et à mobiliser des connaissances pluridisciplinaires. Ces exigences sont un marqueur très fort de son identité.

L’étude sur le travail en juridiction est le fruit de réflexions menées pendant un peu plus d’un an par un groupe composé de praticiens et de praticiennes du droit et de la Justice ainsi que d’expertes et experts de plusieurs disciplines. Ceux-ci ont procédé à de nombreuses lectures ainsi qu’à des auditions d’actrices et acteurs du droit et de la justice mais aussi d’expertes et experts dans différents domaines (sociologie, gestion, ergonomie, économie, psychologie…) pour permettre d’analyser les ressentis des professionnels de justice et en donner des clés de lecture.

Le point de départ de la réflexion fin 2021 a été la Tribune dite des « 3000 » (en réalité le nombre de signataires de ce texte est bien plus important) qui dénonçait « une Justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout ». Alors que le rapport des Etats généraux de la Justice remis au printemps 2022 a conduit à un certain nombre de constats et a abouti, notamment à l’annonce de l’augmentation des embauches au sein du ministère de la Justice, l’IERDJ s’est attaché à produire une analyse distincte, au-delà du manque de moyens qui est bien documenté et parfaitement connu.

Deux évolutions majeures nous ont semblé refléter le travail tel qu’il s’exerce en juridiction (et plus largement dans de nombreuses organisations de travail publiques ou privées).

L’accélération d’abord : alors que se développent des outils et des procédures censés permettre des gains de temps, les acteurs de la justice ont très largement l’impression d’en manquer. Confrontés à un accroissement des stocks de dossiers à juger, à une inflation normative ou encore à des exigences d’efficience encadrées par des outils de management, les praticiens peuvent se sentir empêchés de remplir leur mission. Les rythmes soutenus exigent des ajustements permanents et peuvent entrainer des désynchronisations : ce qui peut aller plus vite est toujours freiné ou retenu par ce qui va plus lentement.

L’individualisation ensuite, visible à travers des outils de mesure, de récompense ou de sanction de l’activité individuelle. En même temps qu’elle vise à promouvoir les aspirations personnelles de chacun, cette tendance tend à masquer les contraintes, notamment budgétaires ou organisationnelles, qui sont imposées aux professionnels. Elle fait donc reposer sur eux une forte responsabilité en les rendant personnellement comptables du respect des règles et des objectifs. Un retard dans la production de jugements est alors imputé à l’avocat, au magistrat ou au greffier qui ne sait pas s’organiser, est trop lent, trop prudent, pas assez inventif ou pas assez efficace. Ce prisme contribue à masquer des défaillances qui peuvent être d’ordre organisationnel ou institutionnel.

Les différents travaux de recherche que nous avons mobilisés pour nourrir notre réflexion montrent un débordement temporel dans toutes les professions de la Justice (magistrats greffiers ou avocats). Non seulement les horaires de travail sont étendus mais il y a aussi une confusion entre les temps professionnels et personnels. Parallèlement, le travail s’intensifie, avec dispersion des activités et instantanéité des échanges, tendances qui peuvent être favorisées par l’utilisation des outils numériques. Cela génère bien sûr de la fatigue physique et cognitive mais aussi une forte culpabilité, en particulier chez ceux qui sont parents lorsqu’ils ont le sentiment de ne pas accorder suffisamment d’attention à leur entourage.

Par ailleurs, dans les juridictions comme dans la plupart des organisations de travail, les tâches intermédiaires de comptage et de reporting sont devenues incontournables. Ces tâches sont bien sûr utiles, qu’il s’agisse de suivre l’évolution des flux et des stocks ou d’ajuster l’activité des différents services mais elles pèsent sur tous les praticiens et sont très éloignées de leurs savoir-faire et techniques professionnels. Les travaux des chercheurs menés sur le sens du travail montrent que les objectifs intermédiaires, aussi appelés « instrumentaux », créés par les logiques managériales (établir des calendriers de travail, renseigner des indicateurs, atteindre des objectifs chiffrés etc.) tendent à se substituer aux objectifs finaux du travail (rendre un jugement par exemple) et peuvent ainsi conduire à une perte de sens.

Par ailleurs, pour qu’un travail conserve son sens il est important que celui qui l’exerce ait un sentiment d’utilité et qu’il ait le sentiment se conformer aux valeurs de la profession : il est ici question du « bon travail » auquel chacun est attaché. Or de nombreux magistrats disent rencontrer des conflits éthiques lorsqu’ils doivent arbitrer entre la qualité du service de la justice et la rapidité accrue à devoir juger.

Les travaux de recherche montrent aussi que les changements et réorganisations permanents sapent le sens au travail. Pour reprendre les mots du sociologue et philosophe Harmut Rosa, ce n’est pas tant la quantité de travail ou la nécessité de travailler plus vite qui peuvent rendre les gens malades et les conduire au burn-out ou au suicide que le sentiment général de courir de plus en plus vite sans jamais aller nulle part.

A travers cette grille d’analyse, on comprend pourquoi, malgré le caractère vocationnel des métiers exercés, les praticiens et praticiennes des métiers de la Justice peuvent ressentir une perte de sens dans leur travail.

Un philosophe entendu lors de nos travaux a rappelé qu’à travers les chiffres, l’attention est portée aux signes plus qu’à la réalité. Ainsi, l’évaluation chiffrée de l’activité risque de se confondre avec l’évaluation du travail lui-même, alors que les indicateurs n’en attestent que des signes antérieurement choisis (comme les délais de traitement, le nombre de dossiers audiencés etc.). Les chiffres sont impuissants à rendre compte des gestes professionnels, de leur qualité ou de leur cohérence avec ceux les autres professionnels qui contribuent à l’œuvre de justice alors même que les espaces d’interdépendance sont nombreux.

Entre le sentiment de déqualification ressenti par certains praticiens lorsque s’accroit la part de leur travail consistant à renseigner des données chiffrées et la vision partielle de l’activité donnée par ces chiffres, les représentations des métiers voire les métiers eux-mêmes sont profondément affectés.

Un métier, ce n’est pas seulement le résultat d’une activité, mais également la façon de parvenir à ce résultat ce qui intègre le savoir-faire professionnel, les règles communes et les pratiques communément admises. Tout cela contribue à construire une identité professionnelle.

Certains sociologues utilisent le terme de « découplage organisationnel » pour évoquer la tension entre logiques de métiers et logiques gestionnaires lorsqu’elles s’opposent fortement, ce qui, heureusement, n’est pas nécessairement le cas : le risque de découplage est moindre lorsque les gestionnaires sont des gens eux-mêmes issus du métier. 

La reconnaissance des processus existants est déjà un premier levier pour sortir d’une logique centrée sur la seule responsabilité individuelle : les analyses mobilisées dans cette étude permettent de prendre conscience du caractère déterminant de l’organisation du travail. Ensuite, il est bien sûr possible d’agir sur les facteurs ayant une incidence sur le sens au travail que nous avons évoqué tout à l’heure. Enfin les juridictions (comme d’autres organisations de travail) sont traversées par de multiples tensions, résultant, entre autres, des besoins d’ajustements permanents, des éventuelles désynchronisations, de la responsabilisation des agents et de la transformation des métiers. Tandis que l’individualisation peut conduire au rempli sur soi et à l’isolement, les collectifs de travail sont depuis longtemps identifiés par la recherche comme indispensables au bon fonctionnement de la structure et au bien-être des individus. Il s’agit de relations spontanées au cours desquelles peuvent s’exprimer des interrogations, des désaccords ou encore des difficultés en lien direct ou non avec la mission mais qui conduisent en réalité à de nombreux ajustements dans le travail.

Des identités professionnelles fortes au service du respect des droits fondamentaux, de la liberté, de l’égalité et de la protection des individus sont de nature à nourrir le sens du travail chez les praticiens de la Justice, à condition que les conditions d’exercice de l’activité leur permettent assez d’autonomie et d’espaces, y compris temporels, pour mettre en discussion leurs gestes professionnels et se reconnaître comme partageant un métier porteur de sens.