Interview de Dominique Simonnot, contrôleure générale des lieux de privation de liberté

Dominique Simonnot est titulaire de cette fonction depuis le 15 octobre 2020, pour une durée de six ans.

Pouvez-vous nous présenter le rôle et les missions du CGLPL ?

Le CGLPL est une autorité administrative indépendante chargée de s’assurer du respect des droits fondamentaux des personnes  enfermées sur décision judiciaire ou administrative. Une mission remplie à travers les visites des lieux de privation de liberté (établissements pénitentiaires, établissements de santé mentale habilités à recevoir des patients en soins sans consentement, centres éducatifs fermés, centres de rétention administrative, locaux de garde à vue ou de rétention douanière et tribunaux judiciaires). Et également le contrôle des retours forcés des étrangers expulsés jusqu’à leur remise aux autorités du pays de destination. Le CGLPL reçoit des signalements de toute personne qui le juge nécessaire (captifs et leurs proches, associations ou  professionnels les prenant en charge) et peut, sur cette base diligenter des enquêtes sur pièces ou sur place.

A la suite de ses visites et enquêtes, le CGLPL peut adresser des recommandations aux ministres et les rendre publiques accompagnées de la réponse ministérielle s’il le souhaite.

La loi réprime (par le délit d’entrave) et punit ceux qui font obstacle à l’action du CGLPL et aussi le fait de sanctionner les personnes qui s’adressent ou se confient à lui.

Dans le cadre de ses contrôles le CGLPL regarde comme fondamentaux les droits reconnus ; les textes de portée universelle (bloc de constitutionnalité français, et déclarations universelles adoptées par des organismes internationaux) ; les droits qui autorisent, définissent et limitent les différents régimes de privation de liberté ; ainsi que tous les droits dont la privation de liberté est susceptible de limiter l’effectivité.

Partant du principe que la privation de liberté entraîne une perte d’autonomie des captifs, les rendant évidemment vulnérables, le CGLPL considère que  l’administration doit prendre toute mesure nécessaire pour que les droits dont une personne n’est pas, légalement et expressément, privée par la décision d’enfermement soient effectifs.  Et le CGLPL veille à la légalité, à la nécessité et à la proportionnalité de toute contrainte et s’assure en toute circonstance du respect de la dignité des « enfermés ».

Les principes de ces contrôles ont été regroupés dans un recueil de Recommandations minimales pour le respect de la dignité et des droits des personnes privées de liberté.

Dans quel cadre le juge administratif pourrait connaître de l’action du CGLPL ?

La zone de compétence du juge administratif et celle du CGLPL se recoupent en deux matières : la détention et la rétention administrative.

Depuis deux décisions du tribunal des conflits[1], la zone de compétence du juge administratif en matière carcérale est bien identifiée : il ne lui appartient pas de connaître des actes relatifs une procédure judiciaire ou des litiges relatifs à une peine, mais il est compétent pour tout ce qui touche au fonctionnement administratif du service public pénitentiaire.

Il a progressivement étendu le champ de son contrôle, réduisant désormais à la portion congrue, le nombre des « mesures d’ordre intérieur ». Il peut donc connaître de l’essentiel des décisions administratives concernant un détenu (ex. modalités d’organisation des visites, décisions disciplinaires, placement à l’isolement, etc.). Le CGLPL estime que cette évolution n’est pas tout à fait parvenue à son terme et souhaite que le juge administratif étende encore son contrôle.

Plus récemment, les procédures de référé permettent aux détenus de demander la suspension d’une décision illégale, de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ou de remédier à une situation préjudiciable au détenu.

Enfin, les détenus peuvent saisir le juge administratif pour obtenir réparation du préjudice né d’une décision ou d’une action fautive de l’administration. Ces contentieux tendent à se développer.

En matière de rétention administrative, le juge administratif n’est pas directement compétent pour connaître de la privation de liberté elle-même, ce que fait le juge des libertés et de la détention. En revanche, relèvent du contentieux administratif, tous les actes relatifs au statut de l’étranger retenu, fondement indirect de la rétention ainsi que ceux qui relèvent du droit d’asile, dont la demande est souvent effectuée en rétention.

On peut même s’étonner, en ce qui concerne la rétention, qui, concrètement n’est pas moins indigne que la prison, les actions contentieuses ou même les décisions du juge soient si timides.

Dans les deux domaines en tout cas, le CGLPL espère vivement que le juge administratif puisse s’emparer des rapports de visite que nous publions et y trouver les éléments de fait nécessaires pour la motivation de ses décisions.

Quels sont vos points d’attention aujourd’hui ?

Aujourd’hui, le principal point de préoccupation du CGLPL est le retour d’une surpopulation carcérale intenable : les maisons d’arrêt connaissent en moyenne un taux d’occupation supérieur à 140 %. C’est la première fois depuis la Libération. Plus de 22 000 personnes sont incarcérées dans une structure dont la densité dépasse 150 % et 2 111 dorment sur un matelas posé à même le sol. Le découragement gagne la population pénale comme les agents pénitentiaires de tout grade. Tous observent les conséquences délétères de la surpopulation : la promiscuité qui engendre des violences entre détenus et vis-à-vis des surveillants, et des surveillants à l’encontre des détenus. La saturation générale des fonctions de la prison entrave l’accès à tous les services, à commencer l’hygiène la plus élémentaire (la douche), les liens familiaux, les soins, l’enseignement, le travail, et les activités liées à la réinsertion. Les professionnels sont marqués par le sentiment de ne plus être en mesure d’effectuer normalement leur travail et l’amertume les gagne d’autant plus qu’ils ont en mémoire la période récente (celle des ordonnances de libération lors du covid) où, malgré une suroccupation résiduelle, des taux d’occupation plus modérés permettaient un réel travail pénitentiaire dans un contexte plus apaisé.

En matière de rétention administrative, nous observons une lente mais sûre carcéralisation : les centres de rétention sont de plus en plus sécurisés et leurs occupants sont, dans une proportion de plus en plus grande des sortants de prison. Les centres de rétention, conçus pour des séjours d’une dizaine de jours et déjà très sommaires sont aujourd’hui, sans réforme sérieuse, utilisés pour des périodes de trois mois et connaissent des conditions  indignes qui n’ont rien à envier à celles de la prison. Vraiment on se demande pourquoi les recours contre les conditions indignes de rétention sont si peu nombreux et prospèrent si mal.

Dans des domaines qui ne concernent pas le juge administratif, le CGLPL est préoccupé de la situation inquiétante de la démographie médicale en psychiatrie et du caractère fortement précaire des centres éducatifs fermés, qui évoluent du meilleur au pire et que le gouvernement, avant même de les avoir évalués, veut multiplier sans parvenir à garantir le bon fonctionnement de ceux qui existent.

Dans le cadre du projet loi asile et immigration, le gouvernement souhaite généraliser les visio audiences en centre de rétention administrative. Quel regard portez-vous sur ces visio audiences ? Est-ce que vous identifiez des risques ?

Le CGLPL considère que l’usage de la visio conférence pour la tenue d’audiences nuit gravement aux droits de la défense [2]. Un usage « normal » de cet outil est en lui-même défavorable car il introduit une distance entre le justiciable et le juge et prive ce dernier de la possibilité de percevoir les éléments de communication non verbaux qui occupent une place essentielle dans la compréhension d’un public précaire, fragilisé par la comparution elle-même et plus fragilisé encore par l’usage d’outils numériques qu’il ne maîtrise en principe guère et auxquels il n’est pas habitué.

Malheureusement, en pratique, cet usage normal n’existe pas. Deux travers quasi-systématiques contribuent à le dégrader : un fonctionnement régulièrement défaillant des outils et l’installation de l’avocat et de l’interprète à côté du juge et non à côté du justiciable. Le CGLPL observe régulièrement des audiences inaudibles, des caméras qui ne montrent qu’un personnage à la fois, en général celui qui parle,  ou des pièces qui circulent sans que l’intéressé puisse les lire. Ces audiences donnent l’impression de se dérouler en l’absence du principal intéressé réduit à regarder sans le voir un spectacle incompréhensible.

La position du CGLPL sur les audiences en visio-conférence est claire : elles ne sont possibles qu’avec du matériel qui fonctionne, lorsque l’avocat est auprès de son client et seulement pour des audiences de pure procédure et après accord exprès de la personne concernée.


[1] TC, 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, n° 01420, et TC, 22 février 1960, Fargeau d’Epied, n° 01647.

[2] Avis du 23 avril 2020 relatif à la défense dans les lieux de privation de liberté.