Interview de M. André Potocki, conseiller honoraire à la Cour de cassation

portrait André Potocki

M. André Potocki, conseiller honoraire à la Cour de cassation, a siégé dans différentes juridictions judiciaires françaises. Il a également été juge au Tribunal de première instance des Communautés européennes et à la Cour européenne des droits de l’Homme. De 2020 à 2021, il a présidé la Commission de réflexion sur la « Cour de cassation 2030 ». Il a siégé à la commission supérieure du Conseil d’État (CSCE) en qualité de personnalité qualifiée nommée par le Président de la République (2020-2023).

Quelles réflexions vous a inspiré votre expérience de magistrat français à la CEDH ?

Ces neuf années passées à Strasbourg ont renforcé ma conviction que la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) est l’un des piliers majeurs de la protection des droits fondamentaux dans les quarante-six États parties à la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention). Le mécanisme du recours individuel constitue un dispositif de veille sans équivalent pour révéler et traiter la multiplicité des atteintes portées aux droits et libertés garantis par la Convention sur un territoire immense. La Cour apporte à cette fonction une richesse délibérative particulière, qui s’alimente à la diversité de ses juges. Le caractère externe de son contrôle renouvelle la perspective des droits nationaux. Ses arrêts donnent sens et autorité à la Convention. Ils offrent aux juges internes, dans le respect du principe de subsidiarité, la ressource exceptionnelle d’un vaste corpus jurisprudentiel spécialisé. La Cour n’est pas assimilable à une Cour suprême ; elle constitue plutôt le noyau central d’un vaste dispositif dont chaque juge de chaque État partie est un acteur essentiel. Mais la Cour est une institution aussi fragile que précieuse. Tous les juges, ceux qui la composent comme ceux qui en prolongent l’action dans les juridictions internes, ont le devoir de la faire vivre avec autant de mesure que de courage. C’est ainsi que la Convention contribue, selon la formule du son préambule, à « un régime politique véritablement démocratique ».

L’USMA fait sienne les recommandations du comité des ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilité (17 novembre 2010) qui sont pour nous un guide. Quel regard portez-vous sur ce référentiel européen ?  Quels sont les défis actuels pour les juges en Europe ?

Bien que maintenant relativement anciennes, ces recommandations du comité des ministres du Conseil de l’Europe restent à la fois pertinentes et actuelles. Elles déclinent de façon pratique les exigences d’indépendance, d’efficacité et de responsabilité des juges qui résultent de cette disposition cardinale que constitue l’article 6 de la Convention.

Il est utile de les compléter par la jurisprudence très fournie de la Cour sur ces points, aisément accessible sur son site internet. S’agissant de l’efficacité de la justice, on ne peut que recommander aux juges de suivre les travaux de la Commission du Conseil de l’Europe pour l’efficacité de la justice (CEPEJ). Les débats, les informations et les comparaisons statistiques à l’échelle européenne que l’on y trouve sont d’un grand intérêt.

Parmi les défis auxquels les juges sont confrontés en Europe, trois méritent d’être soulignés.

Tout d’abord, les dérives antidémocratiques de certains gouvernements, notamment en Europe centrale, se traduisent par des mesures restreignant gravement l’indépendance des juges. A ce titre, des réformes du système judiciaire et des sanctions disciplinaires ont fait l’objet de constats de violation de la Convention par la Cour et ont été jugées contraires à la Charte des droits fondamentaux par la Cour de justice de l’Union européenne. On doit souligner, pour s’en réjouir, la fermeté des réactions qu’ont provoquées ces atteintes à l’indépendance de la justice, non seulement dans la jurisprudence de ces deux grandes juridictions européennes mais également au sein des institutions politiques et des autorités de protection des droits fondamentaux, telles que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, la Commission européenne, le Parlement européen, la « Commission de Venise », etc. Toutes ces réactions ont souligné le caractère « systémique » de ces menaces à l’encontre de l’État de droit.

Ensuite, l’insuffisance des moyens dont disposent les juges dans certains Etats au regard des tâches qu’ils ont à remplir crée une situation dangereuse pour la qualité de la justice et pour la perception qu’en ont les citoyens. Résultant notamment d’une approche excessivement « managériale » du service public de la justice, cette carence a entraîné des conséquences si graves au sein des juridictions judiciaires françaises qu’elles ont pris la forme de protestations publiques de la part des magistrats qui y exercent leurs fonctions. Il faut espérer que les « Etats généraux de la justice », dont le gouvernement a décidé la réunion pour analyser et traiter cette crise majeure, conduiront à des mesures de redressement suffisamment fortes et durables.

Enfin, rétablir un climat apaisé entre la sphère politique et les juges constitue également un défi important pour notre démocratie. Les juges doivent protéger avec fermeté les valeurs dont ils ont la charge et les acteurs politiques ont le devoir de l’accepter. Mais il est indispensable que les décisions des premiers et les réactions des seconds soient accompagnées de respect réciproque. Ce sujet, désigné par la formule délicate de « judiciarisation de la vie politique », a été récemment analysé de façon approfondie et ouverte par une commission d’information du Sénat, dont le rapport est d’un grand intérêt pour les magistrats.

Quel est votre regard sur la demande de l’USMA de renforcer les symboles de justice, notamment par le port de la robe et la prestation de serment ?

Les institutions publiques qui détiennent un pouvoir aussi symbolique que la justice ont besoin de rites et de mythes, au sens anthropologique de ces termes, pour contribuer à leur légitimité. Mais un subtil équilibre doit être trouvé entre des signes forts et clairs, qui inspirent confiance et respect au plus grand nombre, et des manifestations ostentatoires et désuètes, suscitant des sentiments d’étrangeté et de distance. Il est intéressant de noter que les magistrats judiciaires, héritiers d’une tradition très ancienne, sans rejeter ces symboles réfléchissent à leur allègement, tandis que les juges administratifs, qui ont construit plus récemment leur légitimité juridictionnelle, souhaitent la voir consacrée de façon visible.

Ces signes marquent à la fois une différence et un engagement. Il est clair que pour un juge administratif, le port de la robe manifesterait une distance à l’égard de l’administration, partie aux litiges qu’il tranche. En ce sens, les justiciables privés pourraient y voir un signe d’impartialité renforcée. Toutefois, pour des raisons qu’il ne m’appartient pas d’apprécier mais qui semblent tenir à l’unité des juridictions administratives et à la dualité des fonctions du Conseil d’État, le port de la robe a été jusque-là écarté.

Le serment des juges a une origine religieuse très ancienne. Il est en effet concomitant de la disparition de l’ordalie, par laquelle Dieu lui-même était censé décider de l’issue du procès. L’importance de la charge ainsi transférée au juge commandait que celui-ci prenne l’engagement solennel de l’accomplir au mieux. Le serment souligne aujourd’hui l’importance des pouvoirs du juge et le niveau élevé de déontologie qui doit prévenir tout risque d’abus. A ce titre, son prononcé public et solennel prend un sens important à l’égard des engagements des juges. La formule de ce serment devrait être précise et mériterait, selon mon opinion, d’inclure une référence à la protection de l’État de droit qui est au cœur de l’office de tous les juges.

Vous avez dirigé un travail de réflexion sur la Cour de Cassation en 2030. Sur quelles suggestions du rapport souhaiteriez-vous attirer l’attention des juges administratifs ?

Il est bien difficile de résumer en quelques mots une réflexion collective d’une année et a fortiori de choisir parmi les propositions auxquelles celle-ci a abouti. Au regard de tout ce que les ordres administratifs et judiciaires ont en commun, je soulignerai ce qui favorise le renforcement de la légitimité des juges dans une société troublée par des crises successives : la conscience que les juges ont une responsabilité majeure dans la protection de l’État de droit ; la nécessité pour eux d’ouvrir leur réflexion et leur pratique afin d’élaborer des décisions en phase avec les attentes profondes de leurs différents auditoires ; l’apport de collaborateurs leur permettant de se concentrer sur les cas les plus difficiles. Enfin, je suggère à vos lecteurs de lire la note par laquelle notre groupe de réflexion a proposé d’accueillir la richesse de certaines opinions minoritaires (cf. point 1.5 des annexes du rapport ).

Qu’est-ce que le développement de l’intelligence artificielle vous semble apporter dans le champ de la justice ?

Les outils digitaux ont déjà apporté de profondes mutations dans le fonctionnement de la justice. En particulier, les bases de données juridiques et la gestion dématérialisée des dossiers ont constitué des avancées majeures. Mais l’intelligence artificielle ouvre des perspectives nouvelles, dont les potentialités semblent vertigineuses au regard de la puissance des algorithmes et de leur croisement avec les masses de données fournies par l’open data. Le défi consiste à déterminer les possibilités de ces nouveaux outils pour les mettre au service des demandeurs de justice, tout en identifiant les risques qu’ils comportent afin de les prévenir. Ainsi, à titre d’exemple, on ne peut exclure que des services en ligne de résolution extrajudiciaires des différends intégrant l’intelligence artificielle se développent pour des affaires simples et de portée limitée. Mais il faudra que cette voie soit choisie par les justiciables et non imposée et que l’accès au juge reste toujours ouvert. Le cadre de cet entretien ne permet pas d’entrer dans la complexité de ces questions. Je me bornerai donc à souligner combien il est important que les juges soient étroitement associés aux réflexions dans ce domaine et qu’ils veillent à ce que le cœur de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme soit respecté.

En conclusion de cet échange dont je vous remercie, je tiens à adresser un message cordial aux juges administratifs, en les encourageant à développer des relations fécondes avec les juges judiciaires.