Interview d’Emmanuel Laforêt, président de l’USMA, par FilDP

Interview réalisé pour FilDP le 10 février 2021

Nouveau président de l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA), Emmanuel Laforêt a pris ses fonctions en juillet 2020 et a accepté de présenter à Fil DP les priorités qui seront les siennes au cours de son mandat.

 « On ne motive pas des magistrats investis avec des statistiques »

Emmanuel Laforêt

Fil DP • Pouvez-vous nous dire ce qui vous a attiré, dans l’ADN de l’USMA, au point d’en briguer la présidence ?

Mon engagement à l’USMA date de ma première affectation au tribunal administratif de Toulouse en 2011. J’ai fait ce choix à l’époque justement parce que c’est une organisation syndicale qui a un ADN !

Depuis sa création, en 1986, l’USMA milite pour la pleine reconnaissance de notre qualité de magistrats. Et il ne faut pas avoir la mémoire courte… Il fut un temps où ce mot était tabou dans l’ordre administratif.

J’ai trouvé à l’USMA des collègues bienveillants, un esprit d’équipe, une volonté d’apporter des réponses précises et utiles aux questions des collègues. J’y ai aussi trouvé de quoi nourrir les débats par des idées nouvelles et concrètes. On ne peut pas se borner à recenser ce qui ne va pas, il faut aussi savoir être force de proposition.

C’est ainsi que je suis devenu co-délégué à Toulouse, puis délégué à Montreuil, avant d’intégrer le conseil syndical de l’USMA, qui m’a fait l’honneur de m’élire président en juillet 2020.

Fil DP • Quels sont justement les moyens pour une organisation syndicale de magistrats d’être force de propositions ?

Les organisations syndicales bénéficient d’une décharge d’activité de service qui est accordée au regard des résultats des élections professionnelles. L’USMA bénéficie actuellement d’une décharge d’une valeur de trois emplois qui est répartie selon les charges et missions.

Nous avons des élus au CSTACAA et des représentants au CHSCT et au Comité d’action sociale.

Nous sommes aussi auditionnés et faisons des propositions écrites en dialogue social comme devant les groupes de travail dont les rapports préfigurent beaucoup les décisions qui seront prises sur des questions d’organisation essentielles, comme en matière de dématérialisation ou d’aide à la décision, par exemple.

Nous interpellons spontanément ou répondons aux invitations des parlementaires et du pouvoir exécutif.

Enfin, nous sommes le lien entre les collègues et notre gestionnaire, le Conseil d’Etat, dans les deux sens. Il s’agit d’œuvrer de notre mieux pour les intérêts du corps et des justiciables.

Fil DP • Vous inscrivez-vous totalement dans la continuité de l’action menée précédemment et quelles sont les priorités que vous souhaitez porter auprès du gestionnaire ?

Oui. Les équipes se succèdent mais l’esprit demeure et nous souhaitons garder le cap, en l’adaptant aux évolutions, bien sûr. Ce cap a été actualisé par la précédente équipe, en 2020, avec la publication du Livre blanc, juste avant de nous passer le relai.

Dans ce cadre, j’ai, pour ma part, six priorités.

Par la force des choses, il est impératif de gérer et de sortir de la crise sanitaire. Dans ce domaine, les organisations syndicales ont un rôle important et les dialogues sociaux réguliers sont fructueux avec le secrétariat général du Conseil d’Etat.

Mais, cela ne doit pas nous faire oublier notre lutte contre une charge de travail déraisonnable, voire insoutenable. Excepté en 2020 pour des raisons évidentes, le reste du temps, le contentieux ne cesse de croître fortement sans que les moyens alloués à la juridiction administrative ne soient à la hauteur. Certaines réformes sont nécessaires, notamment la simplification drastique et salutaire du contentieux des étrangers telle que préconisée par le rapport Stahl. A ce titre je regrette que cette réforme ne soit pas parmi les prioritaires du ministère de l’intérieur (Conseil des ministres du 3 février). Mais cela ne suffira pas. Nous ne pouvons absorber un contentieux toujours croissant à effectif presque constant. Nous ne sommes plus assez pour maintenir une justice de qualité dans un délai raisonnable sans sacrifier les magistrats. Cela est d’autant plus vrai qu’au-delà des chiffres, notre tâche s’alourdit. Entre l’instabilité législative et règlementaire, les dossiers numériques toujours plus volumineux, le travail d’instruction qui s’alourdit, les pouvoirs et les devoirs du juge qui imposent toujours plus de mesures ainsi que les subtilités contentieuses… la coupe est pleine !

Parallèlement, je veux porter des revendications sur les conditions de travail, et en particulier les conséquences de la dématérialisation. C’est d’ailleurs le thème que l’USMA a inscrit au dialogue social de décembre dernier avec le gestionnaire. L’évolution actuelle de la politique de dématérialisation a été davantage subie que choisie. Elle a précédé les évolutions logicielles nécessaires. Pour le moment, la dématérialisation apporte des solutions aux problèmes de transport des dossiers et permet un travail à distance comme au bureau, mais elle ne prend pas en compte le travail d’analyse des magistrats. Nous avons formulé des propositions concrètes et nous suivrons de près les réponses apportées notamment sur l’augmentation de la taille des dossiers, le matériel mis à disposition, l’évolution des logiciels et des métiers du greffe, l’ergonomie des postes de travail et la formalisation d’un droit à la déconnexion.

Une autre de mes priorités concerne la revalorisation salariale. La perte du pouvoir d’achat dans la fonction publique se retrouve chez les magistrats. Une part importante de notre rémunération est constituée par des primes sur lesquelles la cotisation retraite est faible voire inexistante, ce qui est source d’inquiétude, surtout pour nos collègues les plus anciens. Nous demandons une revalorisation indiciaire, une progression de carrière satisfaisante pour les magistrats et une valorisation de leur investissement personnel et collectif. Cela passe à notre sens par une augmentation des rémunérations pour tous les magistrats, condition sine qua non de leur indépendance.

Par ailleurs, depuis 2017, nous informons et alertons sur les possibles dérives de l’open data. Ce tournant sera pris cette année puisque le CE vient de faire injonction le 21 janvier dernier au ministre de la Justice de prendre l’arrêté nécessaire dans les trois mois. Le développement de l’intelligence artificielle est également en cours. L’USMA suit ces sujets de très près.

Enfin, et surtout, je compte porter, comme mes prédécesseurs, la question du statut des magistrats administratifs. Je pense bien sûr à la constitutionnalisation de l’ordre juridictionnel administratif à travers notamment une proposition de loi constitutionnelle déposée en 2018, un corps unique de magistrats administratifs de la première instance à la cassation, et évidemment, à la question du port de la robe et de la prestation de serment.

 Fil DP • Justement cette question de la robe et de la prestation de serment que l’USMA porte depuis des années a été débattue au dernier CSTACAA. Que pouvez-vous dire de ce débat ?

 Vous êtes bien informée ! Le débat a été très riche et d’une grande qualité entre les personnes favorables à ces attributs de justice et ceux qui sont contre.

Les deux élus USMA au CSTACAA ont présenté une note avec une double demande de vote. Nous y rappelons que les magistrats administratifs y sont très majoritairement favorables : deux magistrats sur trois (66,67 % des 801 participants) sont favorables au port de la robe, plus de sept magistrats sur dix (72,69 % des 802 participants) souhaitent prêter serment. Nous soulignons que le débat existe également au sein du Conseil d’Etat, contrairement à ce qu’on pourrait croire.

D’un point de vue externe à la juridiction, le pouvoir exécutif attend que la solution vienne de nous et le pouvoir législatif, dans le rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, est clairement allé dans le sens que nous proposons.

La prestation de serment étant de niveau législatif alors que le port de la robe étant de niveau règlementaire, nous avons proposé le débat en deux temps avec des propositions de textes et à la création de groupes de travail.

Je suis très heureux de pouvoir vous dire que grâce aux élus de l’USMA le CSTACAA s’est prononcé en faveur de la prestation de serment pour l’ensemble de la juridiction (comme vos lecteurs le savent déjà). A nos yeux, l’objectif est que le contenu soit identique pour l’ensemble des juges administratifs, membres du Conseil d’Etat et magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, ce qui serait indéniablement un signe important pour l’unité de la juridiction administrative. Les modalités du prononcé peuvent bien évidemment différer : une prestation de serment lors d’audience solennelle de rentrée au niveau des CAA pour les magistrats administratifs, et au niveau du Conseil d’Etat pour les membres.

C’est une avancée majeure, la mise en œuvre d’une pratique nouvelle, qui sera chère aux magistrats des nouvelles promotions. J’imagine l’émotion que procurera aux nouvelles générations de jeunes magistrats administratifs l’instant solennel au cours duquel ils prêteront serment, pour incarner ce moment où ils endosseront leurs fonctions.

Je suis en revanche, ainsi que tous les élus USMA, déçu du rejet de notre proposition sur le port de la robe. La juridiction administrative a connu des évolutions importantes : disparition du commissaire du gouvernement au profit du rapporteur public avec inversion de la prise de parole, la simplification de la rédaction des projets de jugements, la place de l’oralité, la transformation des sous-sections en chambres à la section du contentieux, etc… Il est temps de porter la robe comme la plupart de nos homologues. La question qui a été soumise, in fine, au vote, s’est limitée aux seuls magistrats administratifs, excluant les membres du Conseil d’Etat statuant au contentieux. Cela ne vous étonnera pas, fidèle à son engagement et cohérente dans ses principes, l’USMA a voté pour. Les oppositions tiennent à la peur de l’atteinte à l’unité de la juridiction administrative et à notre positionnement vis-à-vis du juge judiciaire. Or selon nous les risques ne sont pas réels et un costume d’audience, une robe spécifique au juge administratif, aurait au contraire pour effet de renforcer cette unité et de préserver la spécificité. C’est une occasion manquée pour le Conseil d’Etat.

Et c’est une occasion manquée pour les magistrats administratifs. L’USMA est l’unique syndicat à avoir toujours soutenu que la robe pouvait être portée par les seuls juges du fond au regard de nos missions pleinement juridictionnelles. Il n’est pas contestable ni contesté que la robe constitue un attribut symbolique de la justice. Il l’est notamment pour les praticiens du droit, avocats et juges.

Pour l’USMA, la robe présente cinq avantages : un besoin d’identification face aux justiciables, une protection du magistrat, l’incarnation de la juridiction administrative, une uniformisation de l’appartenance et la solennité de la fonction. Pour l’ensemble de ces raisons, nous maintenons notre revendication et gardons bon espoir. Il s’agit d’un mouvement de fond d’un corps qui change de perception de lui-même et revendique toujours plus pleinement son statut de magistrat et les jeunes générations n’y sont pas pour rien.

Enfin, le CSTA, sensible à la teneur de nos revendications, a prévu la mise en place d’un groupe de travail destiné à réfléchir au renforcement de la solennité de l’acte de juger. Le groupe abordera les modalités d’installation et d’aménagement des salles d’audience, les conditions de tenue des audiences et la prestation de serment.

Nous avons, in fine, suscité un formidable débat d’idées et permis aux collègues de s’exprimer sur leur identité.

Fil DP • Les magistrats administratifs viennent de vivre deux confinements coup sur coup et deux phases de télétravail intensif. Comment percevez-vous l’état d’esprit au sein du corps et quelles sont les conséquences qu’il faut tirer de cette période ?

Les deux confinements, même s’ils présentent des similitudes, ont été assez différents pour les magistrats administratifs.

Lors du premier, l’activité juridictionnelle avait été suspendue, référés et mesures d’urgence exceptés. Nous préparions des dossiers qui ont été audiencés à la fin du confinement avec des rôles très chargés. S’agissant de l’organisation de la juridiction, il fallait alors répondre à de nombreuses questions nouvelles et résoudre des problèmes pratiques.

Le dialogue social a alors été soutenu et essentiel pour faire remonter les difficultés. L’organisation de la juridiction, sa dotation en matériel, l’engagement des personnels et ce dialogue ont permis aux juridictions administratives de garder une activité soutenue.

Dans le second confinement, comme pendant cette période de couvre-feu, la justice administrative a fonctionné, et fonctionne, quasi-normalement en dépit des sujétions et contraintes importantes.

En revanche, ces deux périodes présentent un point commun : le télétravail intensif qui pèse sur le moral. Il y a indéniablement un phénomène d’usure. Le métier de magistrat administratif est souvent présenté comme solitaire alors qu’en réalité nous avons besoin d’échanger avec le greffe et de discuter entre collègues pour affiner nos connaissances et nos solutions. L’ouverture, l’échange et le collectif sont très précieux. Nous sommes une communauté juridictionnelle.

Pendant cette période, la solidarité entre collègues a connu de nombreuses manifestations, par exemple dans l’accueil réservé aux magistrats issus de la formation initiale, dématérialisée dans l’urgence. Le lien humain est essentiel, il faut veiller à ce qu’il ne s’effrite pas sous l’effet du télétravail et des évolutions informatiques. Il faut également souligner le courage des magistrats nouvellement arrivés dans le corps et qui ont dû s’adapter très rapidement à leur nouveau métier dans ce contexte !

Pour l’USMA, au-delà de ce constat, un management moderne doit privilégier l’humain. On ne motive pas les magistrats, qui sont particulièrement investis dans ce beau métier, avec des statistiques. Juger bien est un gage de notre équilibre et la qualité de vie au travail n’est pas un concept creux. Nous espérons le faire entendre.

Fil DP • Quel regard portez-vous sur les derniers développements de la procédure contentieuse et de ses effets sur l’exercice de son office par le juge ?

Emmanuel Laforêt • L’USMA a toujours défendu l’accès au juge pour tous. A cet égard et afin de prévenir toute dérive compte tenu de la pression statistique dans les juridictions, nous avons proposé que la qualité des rejets par ordonnances dans les juridictions soit un critère analysé par le CE.

D’un autre côté, il ne faut pas voir des moyens de droit où il n’y en a pas. Il n’appartient pas au juge de construire une requête à partir de moyens à peine « esquissés », il en va du contradictoire.

Nous laisserons aux commentateurs le soin de dire ce que l’arrêt Czabaj et suivants peuvent avoir de surprenant.

Concernant les outils du décret Jade et le calendrier de procédure, il est difficile de dire si ces dispositifs évincent indûment des requérants ou les empêchent de soulever le moyen utile. En tous les cas, leur mise en œuvre, délicate, alourdit le travail d’instruction des dossiers !

Vous savez, au final, le plus important c’est que, face à la masse des dossiers, le juge puisse se concentrer sur ce qu’il y a à juger. Les chausse-trappes procédurales ne fermeront jamais le prétoire, les requérants et leur conseil sont imaginatifs, et au demeurant ce n’est pas ce que veulent les juges qui sont très attachés à leur mission et à leur rôle. Pour l’USMA, la première urgence est de clarifier le débat. Avec la dématérialisation, les écritures sont plus nombreuses et très volumineuses, le nombre de pièces jointes croît considérablement, sans trop d’utilité. L’USMA a demandé au gestionnaire d’adopter une réforme inspirée de l’article 954 du code de procédure civile tendant à ce que les dernières conclusions soient nécessairement récapitulatives, que les moyens et conclusions soient clairs et qu’il soit renvoyé aux pièces utiles jointes à la requête.

Personne ne perd à clarifier le débat. C’est essentiel pour le travail des juges du fond.

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