Mardi 14 novembre 2023, le Sénat a adopté, en première lecture, le projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. Le texte est sensiblement différent du projet déposé par le gouvernement, sur lequel l’USMA avait été auditionnée en mars dernier (voir le questionnaire de notre audition ici et notre contribution sur l’avant-projet de loi ici). Alors que la procédure accélérée a été engagée, le projet de loi va désormais être examiné par l’Assemblée nationale.
L’USMA, le SJA et l’association française des juges de l’asile (AFJA) ont été entendus par le président de la commission des lois et les rapporteurs du projet de loi à l’Assemblée nationale à l’occasion d’une table ronde jeudi 16 novembre.
Alors que les travaux en commission débuteront lundi 27 novembre, nous souhaitons vous informer de l’état actuel du projet de loi, ainsi que des demandes et points de vigilance de l’USMA qui portent principalement sur quatre sujets : l’organisation et le fonctionnement de la CNDA, la rationalisation des procédures devant les TA, la généralisation des audiences délocalisées ou en visio pour les personnes en CRA ou en ZA et les autres dispositions du projet de loi susceptibles d’impacter l’activité contentieuse des TA et CAA.
Organisation et fonctionnement de la CNDA (article 20)
La CNDA pourra comprendre des chambres territoriales dont le siège et le ressort seront fixés par décret, vraisemblablement sur le maillage de certaines CAA. Si l’USMA est favorable à cette mesure plutôt consensuelle, nous avons mis en avant certains points de vigilance et insisté sur les questions qui restent en suspens (nécessité de moyens matériels et humains dédiés et pérennes ; quid de l’interprétariat ; quid de la spécialisation des chambres ; quid de l’organisation pour réunir une formation collégiale).
L’autre point important concerne la généralisation du juge unique. Le PJL prévoit que les décisions de la CNDA seront en principe rendues par le président de la formation de jugement statuant seul, tout en laissant la possibilité à ce dernier ou au président de la CNDA, « à tout moment de la procédure », « d’inscrire l’affaire devant une formation collégiale ou de la lui renvoyer s’il estime qu’elle pose une question qui le justifie ».
Le contentieux de l’asile pose des questions d’appréciation difficiles, nécessite une haute expertise juridique et géopolitique et se prête à une « défense de rupture » qui consiste à mettre personnellement en cause les juges. La collégialité, garantie d’indépendance et d’impartialité, doit rester le principe. C’est pourquoi nous sommes opposés à la généralisation du JU. Pour autant, le projet de loi pourrait être l’occasion d’une réforme plus aboutie de la CNDA. La réflexion doit notamment être ouverte sur la composition des formations de jugement, mais également sur les critères de répartition des compétences entre le JU (aujourd’hui les décisions de l’OFPRA en procédure accélérée et les décisions d’irrecevabilité) et la formation collégiale, dans le sens d’une bonne administration de la justice.
Rationalisation des procédures devant les TA (article 21)
Le projet de loi du gouvernement prévoyait 4 types de procédure applicable aux OQTF, transferts et décisions liées à la demande d’asile. Pour les OQTF, la procédure applicable dépendait de l’existence ou non d’un délai de départ volontaire. Les OQTF avec délai relevaient ainsi de la collégiale avec un délai de 6 mois pour statuer, les OQTF sans délai relevaient du JU avec un délai de six semaines pour statuer. Par ailleurs le texte faisait basculer l’ensemble des OQTF prises sur le fondement du 4° de l’article L. 611-1 du Ceseda en procédure d’urgence avec un délai pour statuer de 15 jours pour le magistrat désigné.
Devant les sénateurs, l’USMA avait fortement critiqué cette fausse simplification et le maintien de critères de détermination des procédures et délais applicables totalement déconnectés de la réalité de l’urgence à statuer. En outre, compte tenu du volume important de décisions susceptibles de relever de procédures JU à délais contraints, la pression sur les TA risquait de s’aggraver.
Le texte adopté par le Sénat constitue sur ce point une nette amélioration. Il s’inscrit dans les recommandations du rapport « Stahl » avec 3 procédures en fonction du degré d’urgence réel à statuer, tant du point de vue de la célérité de l’action administrative que des droits fondamentaux du demandeur. Il supprime la procédure « 6 semaines », applique les procédures de droit commun des OQTF aux déboutés de l’asile et met en place une procédure d’urgence dite « moyenne » pour les OQTF prises contre les étrangers détenus.
Devant les députés, l’USMA a insisté sur la nécessité que la future loi contienne cette architecture à 3 procédures et sur les dangers d’un retour au projet initial du gouvernement. La mise en œuvre d’un tel système aura toutefois un fort impact sur l’organisation des TA et ne pourra pas se faire du jour au lendemain.
Pour autant, rationnaliser les procédures en matière de contentieux des étrangers ne suffira pas à améliorer la situation des juridictions administratives.
Autres mesures susceptibles d’impacter l’activité contentieuse des TACAA
L’activité contentieuse des juridictions administratives est directement impactée par les politiques publiques. Les TA ont pu en faire le constat encore récemment avec la publication de la circulaire du ministre de l’intérieur du 17 novembre 2022 préconisant le recours à l’assignation à résidence systématique, faisant mécaniquement basculer un volume important de dossiers d’une procédure collégiale 3 mois à une procédure JU 96h.
Certaines mesures de fond votées par le Sénat sont susceptibles d’entraîner une hausse des décisions défavorables et donc des recours devant les TA (restriction de l’accès au regroupe familial (art. 1er B à D) ; renforcement des conditions de délivrance des CST « étranger malade » (art. 1er E), « étudiant » (art. 1er G), « jeune majeur » confié à l’ASE avant l’âge de 16 ans (art. 7 ter) ; limitation du nombre de renouvellements consécutifs d’une CST pour un même motif (art. 1er bis nouveau) ; assouplissement des protections légales contre les expulsions (art. 9) et les OQTF (art. 10) ; mise en place du « contrat d’engagement au respect des principes de la République » dont la méconnaissance peut constituer un motif de rejet ou de retrait de titre de séjour (art. 13)). Sans prendre position sur les choix de politique migratoire, on ne peut que regretter, encore une fois, l’absence totale d’étude et d’anticipation de l’impact de ces mesures sur le fonctionnement juridictions administratives. Alors que le contentieux des étrangers a doublé en dix ans pour représenter 43, 5 % de l’activité des TA et 56,1% de l’activité des CAA, L’USMA, en rappelant qu’elle est un syndicat apolitique, a souhaité alerter les députés sur ce sujet.
Les tribunaux administratifs sont aussi le réceptacle des dysfonctionnements et de l’insuffisance des moyens des services administratifs. L’amélioration du processus de prise de décision publique est un levier important de réduction du contentieux. L’USMA a une nouvelle fois plaidé pour le renforcement des moyens des services préfectoraux (séjour, éloignement, appui juridique), sur le plan du recrutement mais aussi de la formation des agents. S’agissant de l’organisation des services, l’expérimentation de l’instruction à 360 ° (art. 1er H) est une piste intéressante issue du rapport Stahl, que l’USMA avait soutenue. Nous avons toutefois attiré l’attention des députés sur plusieurs points de vigilance qui conditionneront son succès, tant du point de vue des droits des intéressés, pour lesquels elle ne doit pas devenir une chausse-trappe, que du point de vue de l’objectif de réduction du nombre de requêtes (réduction du nombre de catégories de titres de séjour et information préalable des demandeurs notamment).
Tenue de l’audience concernant les personnes placées en CRA/ZA (article 21)
Sous couvert de la poursuite d’un objectif de bonne administration de la justice que l’on peine à identifier, et dans le but d’économiser les frais d’escorte, le projet de loi inverse le principe et l’exception aujourd’hui applicables en ce qui concerne l’audience des personnes étrangères placées en CRA ou en ZA.
Le texte en discussion prévoit que l’audience se tiendra, en principe, dans la salle d’audience attribuée au ministère de la justice spécialement aménagée à proximité immédiate du lieu de rétention ou de la zone d’attente. Le magistrat pourra toutefois siéger dans les locaux du TA, les deux salles d’audience ouvertes au public étant alors reliées par un système de visio. Dans ce cas, le projet de loi prévoit que le conseil de l’étranger et le représentant du préfet pourront assister à l’audience dans l’une ou l’autre salle (l’interprète n’est pas mentionné). Un PV sera établi dans chacune des salles d’audience. Ce n’est que par exception, si aucune salle d’audience n’a été spécialement aménagée ou que cette salle est indisponible, que l’audience pourra se tenir soit au TA, soit dans des locaux affectés à un usage juridictionnel judiciaire proches du lieu de rétention ou de la zone d’attente.
L’USMA est fermement opposée tant aux audiences délocalisées qu’à la généralisation des vidéo-audiences.
La justice ne doit pas seulement être rendue de manière indépendante, elle doit être rendue dans des conditions qui donnent à voir cette indépendance. Cette apparence d’indépendance implique que l’audience se déroule en présence physique de l’ensemble des protagonistes, dans un lieu neutre et identifié comme un lieu de justice. Ce n’est pas le cas des « salles d’audience » aménagées à proximité immédiate des CRA ou des ZA, qui seront assurément identifiées par les personnes retenues comme relevant du ministère de l’intérieur, auteur de la décision attaquée. Par ailleurs, comment s’assurer de l’effectivité du principe contradictoire ou bien encore de la confidentialité des échanges entre le requérant et son conseil lorsque le juge et les représentants des parties sont à distance ?
Après avoir rappelé aux députés leur attachement à ces principes fondamentaux, les organisations syndicales ont également insisté sur les problèmes organisationnels majeurs qui seront posés tant par les audiences délocalisées que par les vidéo-audiences, une fois encore totalement passés sous silence de l’étude d’impact (temps de trajet ; frais de transport ; impact sur le fonctionnement des TA ; quid de l’interprète ; quid de l’agent chargé d’établir le PV au CRA ; fluidité des débats en visio ; etc).
Pour information, jeudi dernier, le Conseil constitutionnel a partiellement censuré et encadré le recours généralisé à la visioconférence dans certaines procédures judiciaires, en consacrant « la présentation physique de l’intéressé » devant le tribunal et « la présence physique des magistrats composant la formation de jugement durant l’audience et le délibéré » comme des garanties du droit au procès équitable et des droits de la défense (décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023).